Bill François, La truite et le perroquet

 
Bill François, La truite et le perroquet, Ed. Albin Michel, 2025

Il faut entrer dans ce livre comme l’on pousserait la porte d’un cabinet de curiosités. Il y a partout des choses singulières et surprenantes présentées étrangement dans leur originalité extravagante et pourtant toutes ces choses ont en commun de raconter l’histoire du vivant. Au commencement donc était l’eau puis vint tout le reste et nous dedans. L’auteur est notre guide accompagné d’une truite dont il raconte la vie secrète avant de commencer chaque chapitre. Nous la suivons volontiers parce que son monde est un peu le nôtre et le devient maintenant davantage.

« … elles redescendaient sur le fond, frissonnaient frénétiquement et mêlaient aux lueurs

 nocturnes une galaxie d’œufs orangés, de graviers et de laitance.

Les poissons donnaient la vie comme on rend un dernier souffle. »

Bill François

On peut faire confiance à Bill François car depuis que fort jeune, à l’aide d’une paire de lunettes polarisantes, il entraperçut l’en-deçà du miroir de la surface, il y a vu stupéfait des mystères et des Atlantides à explorer, des mondes à inventorier, des êtres fantastiques à portée de binoculaires. L’aventure n’est pas toujours lointaine, la mare au bout du jardin, le terminus de la station de métro, bref une échappée à quelques pas des maisons agglomérées, de leurs cheminées fumantes et des macérations humaines. Il suffit de pousser la porte et de faire quelques enjambées en somme, le monde est maintenant à portée d’aventures : « Il me fallait faire un détour par le bassin amazonien, rendre visite au tout dernier peuple de l’eau », nous dit-il comme une évidence.

On retrouve dans l’écriture le style du naturaliste Jean-Henri Fabre dans ses Souvenirs entomologiques (1879) lorsqu’il explore la mare et s’attache avec une sorte d’affection, que l’on retrouve chez Bill François, à ses petits êtres. Fabre suit de près un épinoche minuscule « sa gorge était frottée du plus vif vermillon » hérissant ses épines pour effrayer une sangsue mal intentionnée. Lorsque Fabre, plus entomologiste cette fois–ci, se penche une nouvelle fois au-dessus de l’eau pour étudier une larve de phrygane, porte-bois ou porte-faix, il la voit comme architecte et maçon à la fois construisant son fourreau protecteur avec ce que la rivière peut offrir de menu et de solide néanmoins, des petits cailloux ou des petites brindilles ici, des morceaux de coquillages nacrés là « jamais pèlerin revenant de Compostelle n’a mis sur ses épaules camail mieux agencé » nous dit l’entomologiste alors que Bill François nous fait lever les yeux pour discerner leurs vols légers dans le coucher du soleil au-dessus de la rivière. La danse hypnotise, c’est l’heure où le pêcheur à la mouche devient plus fébrile encore et cherche ses mouches de plumes et de poils. Bill François évoque ces plumes brillantes et fines prises sur les coqs pardo du Léon au nord de L’Espagne et les coqs du Limousin : « ils portent à leur cou, à leur queue tout le cycle de vie des insectes, des larves aux adultes » nous dit-il. 

Il est singulier d’imaginer que ces coqs arrivèrent dans le sud de la France dans la besace des pèlerins de Saint-Jacques qui s’en revenaient de leur périple et qui après avoir prié Jésus et la Sainte Vierge rendaient hommage aux rivières et à leurs truites. S’agenouiller devant le ciel vaut bien parfois - je crois - s’agenouiller au bord de l’eau.

« Il le savait : la truite qu’il venait de mettre en lieu sûr était la dernière du ruisseau…

C’est toujours la plus grande truite qui reste en dernier.

Comme si elle veillait jusqu’au bout sur sa rivière. »

Bill François.

La force descriptive et scientifique du récit est renforcée par un talent narratif indéniable. Mais il y a plus, il me semble, dans ce livre. La manière dont il accorde le particulier avec le tout, le singulier avec le général, l’infiniment petit avec l’harmonie générale de la nature. Ernst Jünger, qui avait délaissé le Mauser du fantassin allemand de la Première Guerre mondiale pour le filet à papillons et le casque lourd pour un chapeau de paille écrivait dans Chasses subtiles (1967) « lorsqu’on arrive à mettre un grain de couleur sur des ailes de papillon en accord avec le monde entier, ce succès, pris comme fin en soi n’a pas d’importance ; mais il en a, pour autant qu’il est allusion, repère sur le chemin parcouru par nous ». « Le chemin parcouru par nous », Bill François nous le fait suivre car l’exploration du monde est avec lui une exploration de l’homme pour ne pas dire de soi. L’aménité du regard sur ce règne animal que l’homme dérègle et abîme irrémédiablement et de plus en plus rapidement, rejoint ce même regard empathique, délicat et sensible d’un Maurice Genevoix dans Tendres bestiaires. Même regard tendre et émerveillé sur le spectacle de la nature et des êtres vivants. L’étonnement spontané et jovial également devant une nature dont nous ne cessons jamais de découvrir ses arcanes et ses mystères, une intrépidité à franchir les frontières, toutes les frontières, en ce sens Bill François est plus proche des savants voyageurs du XVIIIème siècle parcourant le monde pour en ramener les merveilles. Je l’imagine accompagnant le savant Charles-Marie de La Condamine qui après avoir explorer le Chimborazo (volcan de l’Equateur), il parvint à 4755m d’altitude puis rebroussa chemin pour s’enfoncer ensuite vers 1744 dans la forêt équatoriale afin de trouver les Amazones mais il tomba en pamoison devant une grenouille : la grenouille dendrobate (qui grimpe aux arbres) à tapirer (vieux verbe français signifiant le changement de couleurs). La peau du batracien exsude un venin puissant dont les Indiens se servent en autre pour changer les couleurs des plumes des perroquets afin d’en faire des parures chatoyantes et magnifiques. Il y a chez lui de l’ethnographe, du Philippe Descola écrivant à la lueur d’un feu de bois Les lances du Crépuscules (1993) au milieu des Jivaros d’Amazonie, partageant leurs parties de pêche à la nivrée, écoutant le bruissement et les murmures des esprits subaquatiques et les poissons chanter dans la rivière. Là-bas poissons et oiseaux tissent des liens. Un poisson renvoie à un oiseau et inversement, liant le haut et le bas, le visible et l’invisible, le statique et le mobile et ces liens font prémonitions, présages, établissent une pensée magique sinon religieuse, qui pose sur le monde une partition presque poétique à interpréter.

Avec sa truite et son perroquet, Bill François tisse lui aussi cette partition du monde, un chant des eaux et de la terre. Il est tour à tour aède, poète, chamane ou bien entomologiste, ichtyologue, ethnographe aujourd’hui passeur entre les mondes ce qui revient un peu au même.

 Dernières pages. La truite du livre nous accompagne toujours, elle est devenue une amie. Un coup de nageoire, un gobage à l’aube d’un jour nouveau ou au crépuscule d’une lumière faiblissante, elle ferme le chapitre d’un périple ou tout est né de l’eau, les particules élémentaires, les petites bêtes, les poissons, l’homme, les mythes, les dieux et… les rêves.

Photo de Bill François 


E.-A. Morell le 18/02/2025

Liste des livres commentés:  

Henri Bosco, Malicroix

Henry David Thoreau, Journal (Vol. 1)

Laurent Madelon, Plaisirs de la pêche en montagne

René Hénoumont, Le jeune homme et la rivière 

John Gierach, Là-bas, les truites... 

Jacques-Étienne Bovard, La pêche à rôder 

J. de Lespinay, Si vous prenez la mouche... 

Sophie Massalovitch, Le goût de la pêche 

Serge Sautreau, Le rêve de la pêche  

Sean Nixon, Les Nuits du Connemara  

Pierre Clostermann, La Prière du pêcheur 

Pierre Clostermann, Des poissons si grands. La grande pêche sportive en mer. 

Pierre Clostermann, Des poissons si grands. La grande pêche sportive en mer.  

Pierre Clostermann, Mémoires au bout d'un fil.  

Pierre Clostermann, Spartacus l'espadon  

Maurice Genevoix, Tendre bestiaire.  

Maurice Genevoix, Rémi des Rauches  

Jim Harrison, Gary Snyder, Aristocrates sauvages 

Pierre Perret, Les poissons et moi.  

John Gierach, Même les truites ont du vague à l'âme  

Pierre Affre, La vie rêvée du pêcheur  

Jean-Pierre Comby, Rêves de pêcheur.  

Henry David Thoreau, Walden, préface de Jim Harrison  

Bartolomé Bennassar, Les rivières de ma vie, Mémoires d'un pêcheur de truites  

Cormac McCarthy, La route  

William G. Tapply, Casco Bay / Dark Tiger  

Hervé Jaouen, Histoire d'ombres.  

René Fallet, Les pieds dans l'eau.  

Elisée Reclus, Histoire d'un ruisseau  

Justin Cronin, Quand revient l'été.  

Les Ardennes à fleur d'eau  

Philippe Nicolas, La mouche et le Tao,  

Paulus Hochgatterer, Brève histoire de pêche à la mouche 

Jim Harrison, Un bon jour pour mourir  

Vincent Lalu, La femme truite, Le coup du soir et autres histoires de pêche.  

Ernest Hemingway, La grande rivière au cœur double.  

Henri Bosco, L'enfant et la rivière.  

Philippe Nicolas. L'enchantement de la rivière.  

John Gierach, Le Traité du Zen et de l'art de la pêche à la mouche.  

Paul Torday, Partie de pêche au Yémen.  

John D. Voelker, Testament d'un pêcheur à la mouche


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