Numa Marengo, La pêche et Platon
Numa Marengo, La pêche et Platon, Eboo éditions, 2013
« ...
oublieux de la pêche à trousse-culotte ou à la grattée
la
volante et la surprise qu'il enseignait autrefois
mouches
et leurres le firent jusqu'à l'ongle empoté ... »,
Numa Marengo,
Triages, Revue littéraire et artistique n° 15, 2003
https://www.facebook.com/becca.schlaffpaintings/ |
Plus remarquable est l'aversion que porte l'auteur à la pêche à la mouche. Celle-ci est ringardisée et ses pratiquants relégués au siècle dernier et même au-delà. Une aversion si profonde, si méchante même, qu'elle interroge le lecteur. La critique est facile et semble tout à fait caricaturale. Que reproche-t-il à ses frères « pécheurs » ?
Le goût pour les matériaux nobles, le dédain de la technologie, la valorisation de l'artisanat, une gestuelle paroxystique, un savoir patricien puisqu'il est censé passer tout entier par l'entomologie. Il faudrait, selon lui, repenser la mouche en passant par le leurre, passer de l'imitation au leurre. On se demande si Numa Marengo par ses critiques en rafales ne dessine pas sa propre allégorie de la caverne telle qu'on peut la lire dans La République de Platon. Imaginez une caverne longue et sombre dans laquelle des hommes enchaînés voient devant eux des ombres portées monstrueuses, extravagantes (en fait les ombres d'hommes portant des objets divers ou des animaux, mais invisibles aux yeux des enchaînés) qui dansent, fantastiques et stupéfiantes, sur la paroi. Pour les hommes enchaînés, le monde sensible fait la réalité. Pour autant il n'est pas encore vérité. La pêche à la Mouche (la majuscule est à peine une provocation...) n'est pas cette caricature dessinée. L'amour des matériaux nobles ?
Il suffit d'ouvrir les catalogues pour se persuader du contraire, les cannes ne sont plus en bambou refendu et les soies ne sont plus naturelles depuis longtemps, il n'y a donc pas de dédain de la technologie. Quant à la valorisation de l'artisanat, qu'y a-t-il de dégradant, d'amoindrissant dans l'amour du travail, du bel ouvrage quand c'est pour son plaisir ? Les amateurs qui façonnent, avec style, leurs propres leurres en bois dans la veine Garage craft, dont la revue Predators avait vanté le génie créateur, ne seraient-il pas de nouveaux artisans ? Ne sont-ils pas plus proches du pêcheur à la mouche devant son étau ? La gestuelle paroxystique, je ne la vois pas très bien non plus, la majeure partie des lancers se faisant entre 10 et 15 mètres, le pêcheur en nymphe au fil pêche entre 3 à 5 mètres sans faux-lancer. Peut-être les images bien léchées du film Et au milieu coule une rivière de Robert Redford peuvent jeter quelques stéréotypes et quand bien même, ils ne sont pas si laids.
Enfin, le savoir, une certaine connaissance entomologiste
qui serait patricienne selon l'auteur, n'a pas besoin de dépasser les
programmes de sciences naturelles de collège ou de lycée. Ce savoir n'est donc
pas si patricien que cela, et s'il l'était, il s'est drôlement démocratisé. Le
pêcheur à la mouche n'est pas ce « bourgeois » qui n'aurait pas
fait « son Oedipe », ni « sa révolution industrielle »
pour reprendre, encore une fois, les expressions de l'auteur : non !
Ce n'est pas cette vilaine caricature. Tout simplement parce que le pêcheur à
la mouche est un pêcheur comme les autres.
https://www.facebook.com/becca.schlaffpaintings/
Et, si je devais prendre le point de vue de Numa Marengo, je dirais même que c'est un pêcheur aux leurres comme les autres. La mouche est un leurre qui ne cherche pas à tout prix l'imitation exacte d'une nymphe, d'un insecte aquatique, terrestre ou de leurs différentes métamorphoses. Il y a, le plus souvent, des mouches d'ensemble, des mouches qui ne ressemblent à rien et par conséquent peuvent faire croire qu'elles ressemblent à tout.
Pensez à la Peute d'Henri Bresson par exemple, aux mouches noyées, à celles des lochs écossés, aux streamers
que les Anglais appellent « lures » (voir le dernier Trout fisherman et l'article « Catch more with lures »). Les
mouches obéissent à des codes de couleurs, des silhouettes, des stimulis qui appartiennent aux leurres. En somme, la mouche et le leurre
sont tous les deux artefact. Ils sont aussi tous les
deux à l'interface des mondes humain et animal, visible et invisible et
impliquent une éthologie particulière de la part du sujet leurrant (le
pêcheur), dont tous les modes cognitifs sont tendus vers le sujet leurré (le
poisson) par la grâce de l'artefact. La mouche et le leurre, que je distingue
encore, impliquent tous les deux d'établir les caractéristiques perceptives de
l'animal dans son milieu et dans un temps donné. Et, à la lecture de Numa
Marengo, j'ajouterai, pour rire, une quatrième catégorie au trinome sujet
leurrant-leurre-leurré, celle du sujet leurrant-leurré ! C'est-à-dire
celle du « pêcheur leurré » (abusé) par les appâts publicitaires et commerciaux
des grandes marques de leurres ! Finalement, mouche ou leurre, pas de réelle
distinction. Ce sont tous les deux des leurres, et il faudrait alors, ne plus
les concevoir comme des imitations mais comme des métaphores !
S'interroger
sur la nature de la pêche revient à entamer une longue discussion sophistique
où l'argument de Protagoras-Marengo s'échoue sur la dialectique platonicienne.
Le leurre n'est pas la mesure de toute chose, mais le Leurre, lui, l'est !
de telle sorte que la pêche est ce moment singulier pendant lequel, grâce à un
artefact, tous les efforts cognitifs du pêcheur glissent avec détermination
vers le poisson, cherchent à pénétrer son monde, à jouer avec ses codes et à
les faire siens. Une sorte d'ichthyanthropie, si l'on veut pousser le bouchon
un peu loin vers une dimension onirique. Pour cette raison, il convient de ne
pas repousser la littérature.
« ...
le cou en émerillon et le drôle d'air narquois
qu'ont
les Ôtreuh devant ce pléonasme ignare
du
poisson-nageur rapala qui lui donnait la foi... »,
Numa
Marengo, Triages, Revue littéraire et artistique, n° 15, 2003
https://www.facebook.com/becca.schlaffpaintings/ |
Numa
Marengo remarque, à juste raison, que ce versant de la pêche est bien plus
développé aux Etats-Unis ; il cite Jack London, Hemingway pour
l'importance de la nature dans leurs œuvres (je passerais davantage par H. D.
Thoreau pour établir une étape fondatrice du Nature Writing qui connaît en France un regain d'intérêt avec les éditions
Gallmeister). L'Europe n'a pas développé un tel courant littéraire, c'est vrai.
Mais en France, de grands écrivains ont consacré des pages magnifiques à notre
activité, M. Genevoix, H. Bosco, plus proches de nous, ou R. Fallet, H. Jaouen,
S. Sautreau, J. Rodier et bien d'autres. Le Royaume-Uni a développé un vrai
courant littéraire sur ce sujet, qui faute de traducteurs reste assez ignoré
(on peut pour s'en persuader consulter le catalogue de Coch-y-Bonddu books, 23 pages de bibliographie
consacrée à toutes les pêches). La littérature halieutique, celle des
écrivains-pêcheurs (la liste serait deux à trois fois plus longue s'il fallait
évoquer les pêcheurs-écrivains souvent doués pour la plume comme P. Closterman,
M. Constantin-Weyer, J. Favard ou encore un D. Taboury), n'est donc pas de
l'ordre du symbolique. Mais, ces livres si passionnants n'ont jamais fait
l'objet d'un travail éditorial qui pourrait créer un véritable corpus homogène, facile d'accès et populaire.
Il
y a dans les rayons de nos bibliothèques de véritables trésors pour qui veut
bien les chercher. Ils dessinent une mythologie riche, foisonnante, souvent
merveilleuse de la pêche. Je pense qu'il est vital pour notre activité de
« mythologiser » avec tous ces auteurs. Car, la mythologie va bien
au-delà des croyances, des fables, de « l'inconscient du pêcheur »
selon la définition de Numa Marengo. Le mythe, c'est la parole donnée comme
transcendance, ce que la rationalité du logos
ne peut dire car la dimension poétique, lyrique, sublime, toute cette puissance
de l'imagination lui échappe. Cette littérature - ou mythologie - est tout
aussi nécessaire au pêcheur car elle nourrit ses rêveries, nourrit son âme,
là-bas, au-delà. Ce qui fait que la pêche est bien plus qu'un marché ou un
loisir, qu'une rivière est bien plus qu'un cours d'eau, une truite bien plus
qu'un poisson, et qu'un pêcheur est bien plus qu'un homme au bord de l'eau.
Avec
Platon, la mythologie nous fait cheminer vers la vérité. Avec Numa Marengo, en
accord avec lui cette fois, lorsqu'il poétise la pêche à la fin de son livre,
il mythologise à sa manière, et de belle façon. Point de contradiction donc
entre mythe, discours et pratique, car la pêche est bien plus que la
pêche !
Incontournable la page Réflexion sur le site de Numa Marengo : http://www.numa-fishing.com/category/reflexion/
Liste des livres commentés (50):
Philippe Cortay, Les Murmures du Versant
Serge Sautreau, Après vous mon cher Goetz
Maurice CONSTANTIN-WEYER, La chasse au brochet
Denis Rigal, Eloge de la truite
Jean Rodier, En remontant les ruisseaux
Joan Miquel Touron, La belle histoire de la pêche à la mouche
Bill Fançois, La truite et le perroquet
Henry David Thoreau, Journal (Vol. 1)
Laurent Madelon, Plaisirs de la pêche en montagne,
René Hénoumont, Le jeune homme et la rivière
John Gierach, Là-bas, les truites...
Jacques-Étienne Bovard, La pêche à rôder
J. de Lespinay, Si vous prenez la mouche...
Sophie Massalovitch, Le goût de la pêche
Serge Sautreau, Le rêve de la pêche
Sean Nixon, Les Nuits du Connemara
Pierre Clostermann, La Prière du pêcheur
Pierre Clostermann, Des poissons si grands. La grande pêche sportive en mer.
Pierre Clostermann, Des poissons si grands. La grande pêche sportive en mer.
Pierre Clostermann, Mémoires au bout d'un fil.
Pierre Clostermann, Spartacus l'espadon
Maurice Genevoix, Tendre bestiaire.
Maurice Genevoix, Rémi des Rauches
Jim Harrison, Gary Snyder, Aristocrates sauvages
Pierre Perret, Les poissons et moi.
John Gierach, Même les truites ont du vague à l'âme
Pierre Affre, La vie rêvée du pêcheur
Jean-Pierre Comby, Rêves de pêcheur.
Henry David Thoreau, Walden, préface de Jim Harrison
Bartolomé Bennassar, Les rivières de ma vie, Mémoires d'un pêcheur de truites
William G. Tapply, Casco Bay / Dark Tiger
Hervé Jaouen, Histoire d'ombres.
René Fallet, Les pieds dans l'eau.
Elisée Reclus, Histoire d'un ruisseau
Justin Cronin, Quand revient l'été.
Philippe Nicolas, La mouche et le Tao,
Paulus Hochgatterer, Brève histoire de pêche à la mouche
Jim Harrison, Un bon jour pour mourir
Vincent Lalu, La femme truite, Le coup du soir et autres histoires de pêche.
Ernest Hemingway, La grande rivière au cœur double.
Henri Bosco, L'enfant et la rivière.
Philippe Nicolas. L'enchantement de la rivière.
John Gierach, Le Traité du Zen et de l'art de la pêche à la mouche.
Paul Torday, Partie de pêche au Yémen.
John D. Voelker, Testament d'un pêcheur à la mouche
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