Elisée Reclus, Histoire d'un ruisseau
Histoire
d'un ruisseau, Elisée Reclus.
La première fois que j'ai rencontré ce livre ce fut par une citation de S. Massé dans son Au léger/Ultra-léger de 1946 (400 francs de bon aloi à l'époque) au chapitre « La truite dehors, la truite en surface » (page 81). La citation était longue, aussi longue que ma recherche fut vaine pour trouver l'ouvrage. Une première réédition contemporaine de L'Histoire d'un ruisseau, probablement confidentielle, puis une seconde cette année en même temps qu'une biographie nouvelle d'Elisée Reclus vinrent faciliter la rencontre.
Enfin,
j'avais L'Histoire d'un ruisseau entre les mains...
Personnage
extraordinaire de la fin du XIXe siècle, Elisée Reclus est surtout connu comme
géographe. Polyglotte, grand voyageur, explorateur du Mississipi, libertaire
debout sur les barricades de la Commune de Paris aux côtés de Louise Michel et
de ceux qui montèrent à l'assaut du ciel, réprouvé, pourchassé, auteur d'une
monumentale Nouvelle Géographie
universelle, il s'est aussi intéressé aux
cours d'eau modestes par curiosité intellectuelle mais aussi par la force du
destin.
« Il ne reposera plus ses
regards sur les ruisseaux, sur les torrents... Il rendra ce qu'il a gagné et
n'en profitera plus ; il restituera tout ce qu'il a pris et n'en jouira plus. »
Livre de Job 20.17.
Elisée
Reclus est élevé dans une famille profondément protestante sur les bords de la
Dordogne. C'est d'ailleurs en traversant celle-ci sur un bac que la mère
d'Elisée faillit le mettre au monde. C'est dans cette rivière qu'il s'ébat,
apprend à nager, vit ses premières aventures, ses premières robinsonnades. Il
apprend à connaître sensiblement la nature, la présence physique des eaux vives
et de leur monde. Des études en Allemagne, un premier exil à Londres en 1851
pour avoir affirmé des sentiments républicains, puis ce fut l'Irlande et enfin
les Amériques, la Louisiane, où il entreprit de remonter le Mississippi
découvrant les marchés aux esclaves, les Indiens en guenille et ces vieux
Français, abandonnés, déplacés, expropriés, toute une misère humaine qui le fit
renoncer à la religion et adopter une philosophie libertaire.
Reclus
participe à la Commune de Paris, pense terminer enfin 1789 et croit le temps de
la liberté arrivé. La révolution échoue, suivie de son cortège de répression
sauvage. Reclus n'est pas assassiné ou condamné à la peine capitale, aux
travaux forcés ou à la déportation, il est condamné au bagne, peine commuée au
bannissement et part s'exiler en Suisse pendant 18 ans. Il y rencontre le
peintre Courbet communard comme Reclus mais qui lui n'a pas échappé à la
prison. Dans ses représentations de truites comme dans La Truite (Musée de
Zurich, de Bern), Les Trois truites de la Loue (116x87 cm, Musée de Bern) il inscrit l'épitaphe «
Sainte-Pélagie » (prison où il fut enfermé) ou in vinculis faciebat
(« fait dans les liens »). Ces tableaux ont une taille hors norme, le regard
est concentré sur ces poissons extraordinaires, le peinte joue avec les
textures en déposant la peinture au couteau, fait se choquer la matérialité des
écailles et du roc, les ouïes ensanglantées, la bouche ouverte, tordue et
taraudée par l'hameçon. Courbet peint l'agonie des truites. Il indique dans ses
lettres ce qui suit : « Car toutes les fois que j'ai représenté des bêtes
traquée et pourchassées j'avais en tête les hommes traqués et pourchassés par
le despotisme ».
Gustave Courbet, La truite. |
« Ruisseau, courant d'eau peu
considérable », Littré, 1872-1877.
La
rencontre de Reclus et de Courbet dépasse, à mon sens, la rencontre de deux
anciens communards. Ces deux hommes ont à voir avec les eaux vives parce
qu'elles sont libres elles-mêmes.
Dans
le Ruisseau couvert ou le Puit
noir (Musée du Louvre, Paris) près
d'Ornans où le ruisseau de la Brème coule doucement au milieu des rocs, dans
une gorge étroite et assombrie par la densité de la végétation ou encore dans
la série de plusieurs tableaux intitulée Source
de la Loue. Courbet inverse la perspective
avec un fond noir qui planifie le paysage. Courbet est photographe à la manière
d'un Henri Le Secq, et son Ruisseau dans
la forêt (photographie vers 1852,
Bibliothèque des Arts décoratifs), offre en noir et blanc une nature rude,
ténébreuse, touffue autour des eaux maigres d'un ruisseau.
Dans La grotte Sarrazine (Nans-sur-Sainte-Anne, Musée de Lons-le-Saunier, 1864) comme dans la série Source de la Loue, le peintre dramatise l'aspect par des paysages fondus, par des tourbillons d'eau et met en place la grotte, le gouffre, la cascade, le ravin et son déferlement d'eau et d'écume. On retrouve tout cela dans l'écrit d'Elisée Reclus. On peut même légender les tableaux de Courbet par l'Histoire d'un ruisseau. Reclus serait alors le géographe des tableaux de Courbet. Tous deux sont de la même veine et trouvent dans le ruisseau et ses paysages à la fois le ressourcement et le dépassement des maux de leur temps. Ce que traduira à sa manière le poète franc-comtois et ami de Courbet, Max Buchon (1840) :
« Va, bondis, ô ma Loue ! à travers
leurs entraves
Et n'imite jamais ces rivières
esclaves,
Que les hommes, flairant partout un
lucre vil,
Alignent au cordeau de leur code
civil. »
La
pêche, est le sujet d'un chapitre entier dans l'Histoire d'un ruisseau.
Elisée Reclus n'est pas un technicien, la pêche au milieu du XIXe siècle est
essentiellement celle de la pêche à la ligne des poissons blancs ou des
carnassiers. Mais la figure du pêcheur au bord de l'eau, immobile, attentif, ou
marchant souple et précautionneusement sur les rives du ruisseau est d'abord
celle d'une fascination, d'un envoûtement par l'esthétique des lieux. Le
pêcheur est du biotope, sa ligne l'auteur la dit « intelligente » parce qu'il
est de ce monde et qu'il lit la rivière et son en-deçà, qu'il reconnaît le vent
et les signes annonciateurs qu'il trace sur la peau de l'eau. Courbet
représente également le pêcheur fondu dans la monumentalité lithique et aquatique
du paysage représenté par la Source
de la Loue. On dirait un gardien fossilisé de
patience, une statue de temple, le pêcheur est « comme un héros des anciens
jours » écrivait Reclus. Le pêcheur aime les eaux libres parce qu'il est
lui-même libre sur les bords de l'eau tout comme le géographe Reclus, tout
comme le peintre Courbet qui peignait lui aussi au bord de l'eau et non dans un
atelier.
http://www.musee-courbet.fr/?page_id=233
Gustave Courbet, La Grotte de la Loue, 1864, huile sur toile, National Gallery of Art, Washington,
Gift of Charles L. Lindemann, 1957.6.1
© Washington, National Gallery of Art |
Du
reste pour Elisée Reclus l'homme peut-être aussi un prédateur, le plus féroce
qu'il soit et depuis qu'il sait se maintenir debout sur ses jambes. La truite,
ce « trait de lumière » ainsi que d'autres poissons furent souvent au menu de
nos congénères. « Les progrès de la civilisation », que l'on doit comprendre
comme étant celle de la Révolution industrielle qui détruisit par pollution
faune et flore aquatique et rivulaire autant que les Ingénieurs des Ponts et
Chaussées qui sous Napoléon III commencèrent par achever bien des cours d'eau à
coups de règle et de compas. La pisciculture, l'auteur l'évoque comme une
prouesse technique mais aussi comme le signe d'une décadence écologique. La
production industrielle, « manufacturée » du poisson ne peut remplacer les
frayères naturelles, la divagation des cours d'eau et la fabrication naturelle
d'un lit de gravier, d'un radier ou d'une queue de fosse ou de mouille. Sans
conteste, la vision d'Elisée Reclus dessine déjà pour l'époque une gestion
patrimoniale des rivières parce qu'elles sont aussi vitales aux rêves des
hommes.
E. Reclus.
Elisée
Reclus, libertaire des eaux vives, poète des maigres eaux du ruisseau et des
rivières généreuses, rêve d'un temps où l'homme pourrait vivre en communauté
harmonieuse avec ce monde, celui de « La libre rivière » pour reprendre sa
belle expression « où le poisson solitaire se dardait d'une rive à l'autre
(...) où des forêts d'herbes flottantes frémissaient incessamment avec la foule
cachée qui les peuplait ».
Chamane51, le 27/10/2010Chamane51 le 21/12/2010.
Pages de rivières le 23/03/2024
Liste des livres commentés:
Justin Cronin, Quand revient l'été.
Philippe Nicolas, La mouche et le Tao,
Paulus Hochgatterer, Brève histoire de pêche à la mouche
Jim Harrison, Un bon jour pour mourir
Vincent Lalu, La femme truite, Le coup du soir et autres histoires de pêche.
Ernest Hemingway, La grande rivière au cœur double.
Henri Bosco, L'enfant et la rivière.
Philippe Nicolas. L'enchantement de la rivière.
John Gierach, Le Traité du Zen et de l'art de la pêche à la mouche.
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