Ernest Hemingway, La grande rivière au cœur double.
Ernest Hemingway, La grande rivière au cœur double (Big Two-Hearted River)), trad M. Duhamel, Mercure de France, 1998.
La Grande rivière au cœur double et L'éducation de Nick Adams sont certainement les nouvelles d'Hemingway les plus importantes pour comprendre le cheminement du héros Nick Adams et la valeur qu'accorde l'auteur à la pêche de la truite.
Hemingway s'est engagé comme
volontaire dans le premier conflit mondial. Il sert dans la Croix rouge sur le
front italien et il est gravement blessé en première ligne par un obus autrichien.
C'est après cette expérience traumatisante que l'auteur revient sur son
engagement, sur la folie des hommes, la mort. La pêche de la truite prend alors
une dimension symbolique et révèle ce que le sort des hommes a de vulnérable et
ce par quoi il peut être sauvé
« ... assis à l'arrière du
bateau où son père ramait, il se sentait tout à fait sûr de ne jamais mourir. »
Hemingway, Le village indien.
Nick
Adams est le nom du héros de la nouvelle, mais c'est aussi le masque que se
donne Hémingway. Nick revient de sa convalescence après sa blessure. Il part,
canne à la main et sac sur le dos dans le Michigan, le pays des rivières, et
entreprend un périple. Il passe par la petite ville de Seney ravagée par un
incendie. Il y trouve des ruines, un paysage désolé sous un déluge de cendres
grises. Nick semble passer comme un fantôme sur un champ de bataille. Seney,
c'est toutes les villes détruites par la guerre, c'est un « quelque part » et
un temps révolu que Nick veut absolument traverser et dépasser. C'est l'endroit
même de la Chute où les hommes perdirent leur innocence et le jardin d'Eden.
Petit, Nick Adams chantait à l'office de l'Eglise congrétionnaliste luthérienne
que « la chaine d'argent ne devait se rompre », qu'il ne fallait pas craindre
la mort car le salut réside dans la foi. A sa manière Norman Mc Lean dans le
Montana fait de Jean, le disciple préféré du Christ, un pêcheur à la mouche
sèche qui prenait ses poissons sur le lac de Tibériade, et de la pêche à la
mouche en général une action de grâce en l'honneur du Seigneur ... Mais Nick
Adams vit un temps moins heureux, il a perdu ses illusions dans le pourrissoir
des tranchées d'Italie. Il lui faut continuer son ascension, laisser loin
derrière lui les maléfices, les souffrances de l'âme et les mortifications du
corps. Si la chaine ne doit pas se briser, Nick doit continuer.
La ville de Seney se rapetisse derrière Nick qui poursuit son chemin dans les montagnes. Il longe une rivière sous un grand ciel. Dans la rivière, il voit déjà des truites flottant dans le courant. Le contraste est saisissant entre la légèreté des poissons dans l'eau claire et Nick avec son énorme sac dont les lanières lui entaillent les épaules. Pourtant, il s'accorde le temps d'observer. Les truites sautent hors de l'eau et au moment de retomber, leur ombre se détache et s'évanouit au fil de l'eau. L'image me saisit, elle est pourtant si subreptice dans la nouvelle d'Hemingway. Des truites sans ombre ! Nick a reçu « un coup au cœur », autrement dit, il se remet à battre et il a la sensation de revivre vraiment, dans un autre monde. Les truites perdent leur ombre, leur double insaisissable et illusoire. Il n'y a plus de masque, elles apparaissent vraies, toutes entières, faites d'écailles simples et parfaitement ajustées, de nageoires transparentes et mobiles, d'organes sensoriels efficaces. Elles sont le signe qui incite Nick à poursuivre son chemin encore plus en amont.
Pourtant le paysage reste encore noyé de cendres. Les sauterelles que Nick ramasse, agglutinées en grappe sous une souche, en sont recouvertes. Nick les observe entre ses doigts qui se grisent. Les sauterelles auraient-elles un destin semblable à celui des hommes ? Sont-elles le signe de sa malédiction (Ancien Testament, Exode 1.12) ? Les cendres, celles de Seney, celles des villes détruites d'Italie ne sont plus que d'infimes parcelles de lumière éteintes, des miettes sans couleurs, la poussière de ce qui fut jadis les mensonges de la vie et qui le ramènent en arrière. Nick, veut continuer son ascension, il jette la sauterelle dans la rivière, la suit du regard pour la voir se faire gober un peu plus loin en aval.
"...la pêche est pour moi
une inépuisable source de joie et un petit acte de rébellion; parce que les
truites ne mentent ni ne trichent..." J. D. Voelker, Testament d'un pêcheur à la mouche
Hemingway
autrement dit Nick Adams, rêve de rivière : « Certaines nuits, il m'arrivait
aussi d'inventer des rivières ; il y en avait de passionnantes, et je croyais
rêver tout éveillé ». Il les pêche bien entendu, et les truites que l'on rêve
sont souvent les plus belles. Rêve salvateur, qui permet tout juste d'échapper
à l'insomnie mais pas tout à fait à la réalité. Dans La Grande rivière au cœur double, Nick une fois le bivouac établi, retrouve
progressivement une sensibilité que la guerre avait enfouie au plus profond de
sa mémoire. Il fait la cuisine, se restaure puis se couche sous sa tente pour
dormir d'un sommeil plein et satisfait d'avoir marché, monté la tente et
cuisiné. Il peut maintenant s'apprêter pour la pêche. Hemingway n'use pas de
termes techniques ou savants, il parle de canne, de fil, d'anneaux mais on sent
que Nick est un expert juste par la minutie de ses gestes. Il retrouve un sens
à la finalité d'une action, la pêche le fait exister. Il retrouve aussi des
sensations dont le faisceau dessine une émotion et une sensibilité dans toutes
ses nuances : « Il pénétra dans le courant, le froid le saisit...il pénétra
plus avant...il regarda les petits remous... ». Plus discrètement encore : « A
peine Nick l'eut-il touché, à peine ses doigts furent-ils entrés en contact
avec cette sensation fraiche ... ».
Peu
à peu la petite aiguille des sensations raccommode tout son être, pièce par
pièce. A ce moment de la nouvelle, Hemingway délaisse le discours indirect et
se laisse envahir par Nick, ils ne font plus qu'un. Ils viennent de ferrer une
truite, puissante, si puissante que la ligne casse et Hemingway de s'exprimer
enfin à la première personne : « Bon Dieu, quelle était grosse ! La plus grosse
que j'ai jamais vue, bon Dieu ! » L'auteur, dans l'action de pêche, a fini par
unir son être réel et son être imaginaire. Le masque est tombé, la part d'ombre
s'est dissipée. Hemingway est Nick Adams. L'Adam d'avant la faute, d'avant le
péché, d'avant la connaissance du bien et du mal, celui qui est poussière, et
qui retournera dans la poussière. Il a terminé son ascension, il est maintenant
de ce lieu, au milieu de la rivière sous un grand ciel avec les truites qui ne
mentent ni ne trichent.
L'homme
enfin réconcilié avec lui-même est désormais à l'image de son créateur, dans le
jardin d'Eden traversé par une grande rivière au cœur double.
Chamane 51 le 19/01/10
(Article publié dans Légendes de pêche)
Liste des livres commentés:
Ernest Hemingway, La grande rivière au cœur double.
Henri Bosco, L'enfant et la rivière.
Philippe Nicolas. L'enchantement de la rivière.
John Gierach, Le Traité du Zen et de l'art de la pêche à la mouche.
Paul Torday, Partie de pêche au Yémen.
John D. Voelker, Testament d'un pêcheur à la mouche
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