Peter Heller, Le Guide.

 


Peter Heller, Le Guide, Actes Sud, 2023

 

Le nouveau livre de Peter Heller est déjà porté par la renommée de Peindre, pêcher et laisser mourir dont la lecture m’avait laissé une belle et forte impression.

 

Peter Heller commence toujours ses romans par des phrases dont la musicalité amène le lecteur dans le roman comme un chemin en pente douce vers la rivière. On pousse les premières branches, on observe le chemin et on entend la rivière, on écoute son chant, on la devine, on l’imagine puis on arrive sur une plage, sur la rive, sur un rocher. On retrouve, évidemment ou malheureusement, les mêmes ressorts que dans Peindre, pêcher et laisser mourir. Jack est un homme blessé qui tente de survivre dans un environnement instable. Le chaos extérieur ajoute au chaos intérieur et pourtant il trouve par sa seule force le moyen, non pas de surmonter l’épreuve, mais de survivre tant bien que mal et plutôt mal que bien. Il le fait à la manière de ce qu’il est, dur à la peine, dur au mal, moitié cowboy moitié guide de pêche, un sang mêlé de grandes plaines et de rivières sans fin. Alors « Comment fait-on ? ». Une interrogation essentielle qui revient à plusieurs reprises dans le livre. L’auteur apporte une première réponse : On se lève le matin, on prend un solide petit déjeuner et on part à la pêche et c’est tout de même mieux que tous les psychotropes et analyses de canapés.

« Il avait disparu dans les rivières.

Le seul endroit en dehors des livres 

où il pouvait trouver une minute de réconfort. »

 P. Heller, Le Guide.


 Jack échoue au Kingfisher Lodge un repère de milliardaires, pour y travailler. Blanchi, logé, nourri, une paye assez bonne pour lui permettre d’attendre la saison prochaine au ranch familial et deux bières tous les soirs, c’est pas mal à mon avis. Ajoutez la plus belle rivière de la région comme lieu de travail, il y a de quoi laisser le temps courir derrière vous. Mais Jack n’est pas du style à se presser, trop blessé. Des deuils consécutifs, sa mère et son meilleur ami, Wynn, ont ouvert des failles profondes et des remords qui taraudent l’âme en sentiments de culpabilité et son caractère s’assombrit à l’expérience du manque de ceux que l’on continue à aimer malgré leurs absences. « Comment fait-on ? » Peter Heller donne une autre réponse par le style. Un style rude et aride comme une vie laborieuse dans un ranch, dur comme un jab de boxeur, une manière de rough style d’Hemmingway, c’est certain et je l’avais déjà remarqué. Un style viril, sans complexe et assumé. Une force de caractère qui au milieu d’une nature austère et hostile peu redonner du sens à la vie.

Ce fut l’expérience de Gretel Ehrlich dans La Consolation des grands espaces dans le Wyoming, celle d’Annie Dillard dans Pèlerinage à Tinker Creek en Virginie ou plus simplement de Thoreau si l’on veut encore évoquer son haut patronage. En ce sens P. Heller est pleinement dans la veine Nature writing et insère son nouveau roman dans un courant où la nature est toujours mythique et mystique à la fois, où la géologie des grands espaces fait écho à la géologie de l’âme, mêmes stratifications, mêmes accumulations, mêmes affleurements, mêmes cassures.





« Le truc avec la pêche : elle emportait tout avec elle,

 pour ne laisser que l’eau, la pierre et le vent.

Le cri des oiseaux. Le chant des chutes. … » 

P. Heller, Le Guide.

 

 Pour mieux saisir le contraste, la rivière de P. Heller est découpée, taillée en morceau, en parcelles avec panneaux « attention propriétaire armé », « fin de la zone de pêche », caméra planquée sous le pont, dans les arbres, des barbelés et des grilles et pire, des molosses aussi rapides que féroces travaillant en meute ratissent la zone. La rivière devient l’arrière-plan d’une scène dramatique. Les milliardaires ne viennent pas pour pêcher des truites magnifiques mais pour subir une cure de jouvence en se payant le sang et le plasma d’enfants ayant résisté à la Covid et autres pandémies. Le Kingfisher Lodge est une devanture pour une horrible arrière-cuisine de laboratoire dans laquelle des enfants sacrifiés, dévorés, sont réduits comme la rivière à l’état de marchandise. En ce sens les rivières et l’enfance ont en commun l’innocence, la pureté, le rêve et l’avenir soumis à la volonté mercantile de milliardaires sans honneur ni morale. C’est peut-être le sens du rêve que fait Jack : une rivière qui semblait sortir d’un mythe et qui dessinait une tresse argentée entre deux pays l’un calciné et l’autre verdoyant. Et Jack pêchait dans la rivière avec Wynn. Hemingway rêvait lui aussi de ses rivières et de celles qu’il aurait aimé pêcher mais Jack ne rêve pas par plaisir car il sait qu’il faut toujours savoir choisir la bonne rive comme la bonne veine d’eau. Il faut avoir l’instinct et l’expérience et « dans ce pays scindé en deux, il serait seul » ajoute l’auteur. Un cowboy ne manque pas de ressources, un guide de pêche non plus, ils font un peu le même travail tous les deux, en exagérant un peu, le bétail n’est pas le même voilà tout…

 


« Elle poussait un petit cri à chaque fois que ça mordait et sur sa douzaine de touches,

elle ramena presque tous les poissons. »

P. Heller, Le Guide.

 

Alison est la cliente de Jack. C’est la règle du jeu. Mais Alison a d’emblée un supplément d’âme, un regard qui plonge loin dans le paysage parce qu’il s’enracine loin dans la sensibilité. Quand Jack évoque ses montagnes les Never Summers et Gore range (Montagnes rocheuses du Colorado), elle lui répond : « ah oui, sacrés noms. On pourrait presque partir en randonnées à l’intérieur des mots eux-mêmes ». Une répartie qui fait mouche, Jack repose sa tasse et reste songeur. Un lien vient de se tisser entre ces deux êtres dont les histoires vont s’accoler par le miracle de la pêche à la mouche. Il est vrai que la littérature de la pêche à la mouche laisse peu de place aux femmes. Je n’ai pas souvenir dans ce que j’ai lu d’y voir des femmes dans l’eau en train de pêcher. Elles sont rares, il semble selon un article de Lyla Foggia dans Friends on the water, Flyfishing in good company (livre de photographies de R. Valentine Atkinson, pionnier du genre et dont il faut avoir feuilleté les livres) que la première fut observée en 1895 dans les Catskills en compagnie de Théodore Gordon fondateur d’une des première école de pêche à la mouche (dry fly only !). Elle laissa une impression incroyable aux spectateurs, l’un d’eux dira « elle marchait dans l’eau et pêchait aussi bien que les hommes »… Autre temps, Alison fascine Jack car sa gestuelle est maîtrisée et gracile, ses posés sont précis et doux, ses déplacements discrets et judicieux, elle bataille avec des truites énervées sans jamais abandonner. Tout juste parvient-il à conseiller quelques mouches en taille correcte pour s’adapter à la situation comme lorsqu’une éclosion de baetis produit dans la rivière « une brume d’étincelles légères ».

P. Heller apporte une dernière réponse - la plus définitive et radicale au « Comment fait-on ? ».

 

L’amour ! L’amour peut raccommoder les âmes déchirées et meurtries, reconstituer les cœurs qui se croyaient perdus et par-dessus tout, redonner aux rivières ce qu’elles devraient toujours être, un lieu de renaissance, de régénération, de baptême pour une vie nouvelle, bien mieux que les délires de milliardaires.

 

« Il pêchait en amont.

Sa ligne attrapait le soleil à chaque lancer. »

P. Heller, Le Guide.


Liste des livres commentés (60 livres)

Kirk Wallace Johnson, Le voleur de plumes

Mark Kingwell, De la pêche à la truite et autres considérations philosophiques.

S. et L. Massé, Lam la truite, Livre de nature et poème de la rivière

Marti Linna, Le royaume des perches

Christian Plume, La truite et moi

Eric Audinet, Jean-Luc Chapin, Pêcheur

Peter Heller, Peindre, pêcher et laisser mourir 


Juhani Karila, La pêche du petit brochet

Jean-Marie Rouffaneau, Histoires de pêche, Rabouin

Le Guide, voyage de pêche dans les Hébrides

Numa Marengo, La pêche et Platon

Philippe Cortay, Les Murmures du Versant

Serge Sautreau, Après vous mon cher Goetz

Maurice CONSTANTIN-WEYER, La chasse au brochet

Denis Rigal, Eloge de la truite

Jean Rodier, En remontant les ruisseaux 

Joan Miquel Touron, La belle histoire de la pêche à la mouche 

Bill Fançois, La truite et le perroquet

Henri Bosco, Malicroix

Henry David Thoreau, Journal (Vol. 1)

Laurent Madelon, Plaisirs de la pêche en montagne

René Hénoumont, Le jeune homme et la rivière 

John Gierach, Là-bas, les truites... 

Jacques-Étienne Bovard, La pêche à rôder 

J. de Lespinay, Si vous prenez la mouche... 

Sophie Massalovitch, Le goût de la pêche 

Serge Sautreau, Le rêve de la pêche  

Sean Nixon, Les Nuits du Connemara  

Pierre Clostermann, La Prière du pêcheur 

Pierre Clostermann, Des poissons si grands. La grande pêche sportive en mer. 

Pierre Clostermann, Mémoires au bout d'un fil.  

Pierre Clostermann, Spartacus l'espadon  

Maurice Genevoix, Tendre bestiaire.  

Maurice Genevoix, Rémi des Rauches  

Jim Harrison, Gary Snyder, Aristocrates sauvages 

Pierre Perret, Les poissons et moi.  

John Gierach, Même les truites ont du vague à l'âme  

Pierre Affre, La vie rêvée du pêcheur  

Jean-Pierre Comby, Rêves de pêcheur.  

Henry David Thoreau, Walden, préface de Jim Harrison  

Bartolomé Bennassar, Les rivières de ma vie, Mémoires d'un pêcheur de truites  

Cormac McCarthy, La route  

William G. Tapply, Casco Bay / Dark Tiger  

Hervé Jaouen, Histoire d'ombres.  

René Fallet, Les pieds dans l'eau.  

Elisée Reclus, Histoire d'un ruisseau  

Justin Cronin, Quand revient l'été.  

Les Ardennes à fleur d'eau  

Philippe Nicolas, La mouche et le Tao,  

Paulus Hochgatterer, Brève histoire de pêche à la mouche 

Jim Harrison, Un bon jour pour mourir  

Vincent Lalu, La femme truite, Le coup du soir et autres histoires de pêche.  

Ernest Hemingway, La grande rivière au cœur double.  

Henri Bosco, L'enfant et la rivière.  

Philippe Nicolas. L'enchantement de la rivière.  

John Gierach, Le Traité du Zen et de l'art de la pêche à la mouche.  

Paul Torday, Partie de pêche au Yémen.  


 

 

 

 

 

 

 


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