Henri Bosco, Malicroix
Henri Bosco, Malicroix, Gallimard 1948
Lire Malicroix encore une fois, antienne du temps de Noël, temps de passage et de ressouvenir. Temps d'espérance. Une lecture apaisée qui vivifie la mémoire et incite à penser le temps long des campagnes, les êtres chers et les eaux vives. Bosco est un peintre des âmes et des eaux, des hommes, de la source et du grand fleuve. Le cours de l'eau et le cours de la vie mêlent leurs destinées avec leur part de courants secrets, de drames et d'espoir. C'est dans les territoires de l'enfance, ses rives, ses bordures, ses failles, dans leur franchissement téméraire que Bosco puise son inspiration romanesque.
Avec
Malicroix,
nous quittons la Durance de L'enfant et
la rivière pour le grand fleuve, le Rhône.
« Ce désir me hantait
pourtant et c'est à lui que je dus de connaître cette rivière où, selon ma
pensée,
venaient finir sur notre rive
les jardins de ce paradis »,
Henri Bosco, Un oubli moins profond.
Pour
Bosco, l'enfance constitue une source d'inspiration de premier ordre par
l'émerveillement, la capacité au rêve pur, au songe vierge de toute éducation.
Tout jeune, il fut absorbé par le miroitement des eaux, nourri puis possédé par
elles. Quand il retrace ses souvenirs autobiographiques dans Un oubli moins profond,
il évoque par deux fois une histoire illustrée par lui-même et qui revêt une
importance primordiale: « une aventure d'enfance sortie des eaux, vécue
sur les eaux, et cachée longtemps dans ces profondeurs de nous-mêmes qui
ressemblent à des eaux dormantes... » écrit-il. C'était déjà une lointaine
ébauche de L'enfant et la rivière que j'aime tant (à découvrir dans ce même blog). Bosco
avait sept ans alors. Au bord de l'eau, les sens s'aiguisent et la poésie des
lieux prend possession du jeune contemplateur. Sentiment rehaussé par le
franchissement aventureux des marges et des limites et les possibilités
d'aventures, l'enfance est le temps de la hardiesse et les risque-tout sont
rois au pays des robinsonnades. Un sentiment magnifique, émancipateur autant
que libérateur éprouvé entre autres par le romancier ardennais André Dhôtel ou
le pêcheur Philippe Nicolas qui décrivait dans Les vairons de nos sept ans avec plus de nostalgie cette fois, cet état d'équilibre
précaire que l'on ressent en grandissant et que l'on doit dépasser quoi qu'il
en coûte : « Au bord de la vie, au bord de l'eau, au littoral de mon
être, l'enfance. » Le poète Jules Supervielle traduit également ce
sentiment mêlé de vulnérabilité et de nostalgie dans un poème dont le titre L'enfant et la rivière résonne
curieusement avec le livre de Bosco :
De sa rive l'enfance
Nous regarde couler :
« Quelle est cette rivière
Où mes pieds sont mouillés,
Ces barques agrandies,
Ces reflets dévoilés,
Cette confusion
Où je me reconnais,
Quelle est cette façon
d'être et d'avoir été ? »
Et moi qui ne peux pas répondre
Je me fais songe pour passer aux
pieds d'une ombre.
François Émile Michel "Le repos du pêcheur" |
Dans
Les chemins de Monclar, Bosco repense à la vision si impressionnante du bac à
traille (longue chaîne qui permettait au bac de traverser un cours d'eau par la
force du courant) de l'île Bathelasse qui reliait l'île à la ville d'Avignon à
travers le Rhône. On y voyait alors, à la pointe de l'île, la statue d'un
Christ en croix immergé dans les eaux du fleuve. Vision saisissante pour
l'enfant transformée plus tard en matériaux romanesques par l'écrivain de Malicroix.
« Caché par le feuillage,
le long des bois, devait passer quelque fleuve furtif dans un lit immense.
Le lourd déplacement de ses
masses liquides imperceptiblement
faisaient frémir les rives
invisibles. »
Henri Bosco, Malicroix.
Caillebote, Pêcheur au bord de l'Yerres |
Martial
Mégremut, issu d'une famille provençale dont la douceur et l'amour forment le
trait de caractère principal, hérite d'une île du Rhône au milieu de la
Camargue. Il doit pour entrer en possession de cette île passer une période
probatoire de trois semaines, seul, sans aide, ni contact avec sa famille.
C'est après avoir passé cette épreuve qu'il deviendra propriétaire par voie
testamentaire. Le donateur, Cornélius Malicroix, son grand-oncle y vivait
reclus dans une sorte d'ermitage lacustre.
Martial
consent à l'épreuve et passe des collines lumineuses de la Provence, le haut
pays ensoleillé, au monde dangereux des eaux puissantes du Rhône et de ses
rives mouvantes à fleur d'eau. Le contraste désoriente Martial, passé avec le
bac qui traverse le fleuve, il a pu d'un seul regard mesurer le monde étrange
du fleuve, de ses chenaux entrelacés et changeants, où la force des courants et
des inondations se disputent la terre qu'elles avalent en grandes coulées
liquides pour la reformer ailleurs en alluvions boueux d'abord puis en
roselières secrètes ensuite. Martial s'épouvante : « Le fleuve me
hantait... la fluidité des eaux fluviales, lentes ou rapides, me trouble, où je
décèle un monde à demi visible de formes fugitives qui tentent et parfois
fascinent l'âme inattentive. » Les eaux sont piégeuses, faites de
chausse-trapes liquides, de nasses mouvantes, pleines de courants
tentaculaires, captivant le regard par des miroitements hypnotiques, calmes et
trompeurs. Martial n'est pas de ce monde et pourtant il se doit de déjouer les
pièges et de faire parler en lui le sang des Malicroix. Bosco ouvre alors les portes d'un univers qui
mêle les terreurs de l'enfance, le sommeil, le sombre de la nuit et la force
qu'il faudra néanmoins déployer pour échapper et surmonter cette terreur. Les
eaux du Rhône sont lourdes, pesantes et enveloppantes, parfois même ce sont des
eaux mortes dont le miroir huileux est propice à l'envoûtement par fascination
et soumission. Ces eaux sont ensorcelées, bruissantes de murmures profonds,
souterrains, inintelligibles et qui pourtant accaparent toute l'attention et
noient la raison. Elles sont faites d'épouvantes silencieuses qui avancent par
masses lourdes et inexorables. Ici, point de reflet du ciel à la surface, pas
d'eau bleue, pas de paradis perdu ou retrouvé. C'est une contemplation sombre
et profonde.
C'est
le Rhône des noyés, des navires brisés, des appels au secours, des grandes
inondations dévastatrices, des bêtes qui par troupeaux flottent le ventre
gonflé, tourné vers un ciel de traîne noir et boueux. Le Rhône peut être un
monstre : « Là courait la bête des eaux, le génie du monstre, gonflé
par les vents et les pluies d'automne. » Martial a ce regard d'épouvante
mais il ne cède pas à la terreur ni à la fuite et s'enfonce dans l'île de la
Redousse. Le héros a mesuré la profondeur onirique du Rhône et il a puisé aussi
profondément qu'il a pu en lui-même pour s'arracher à cette torpeur qui
l'engourdissait. Il fut malade puis soigné, puis réveillé enfin révélé à
lui-même par des forces insoupçonnées.
« Et, il créa soudain,
pour vivre en moi, des espaces immenses. »,
Henri Bosco, Malicroix.
Pour Bosco, il n'y a pas de différence entre le surnaturel et le naturel, il n'y en a pas non plus entre le réel et l'irréel. Les forces à l'oeuvre dans la nature sont également présentes dans l'homme ou plutôt dans son enfance car l'enfant est naturellement doué pour la rêverie. Dans le Chemin de Monclar, le premier chapitre est occupé par la présence primordiale des eaux vives. Bosco y relate la rencontre avec Rosalie, une fillette de douze ans avec qui il s'échappe du jardin familial pour rejoindre la rivière. Rosalie évoque une particularité marquante de sa personnalité : « Quand je dors, c'est dans l'eau, c'est toujours dans l'eau... je rêve dans l'eau ». Elle indique que c'est par la plongée dans le monde des eaux et le cheminement aquatique que se forme la rêverie, mais c'est aussi par le ressouvenir, l'ascension ou la remontée vers l'éveil que les rêveries retrouvent la rationalité du récit. L'anamnèse devient poésie, c'est le vrai pouvoir des eaux vives : « L'eau donne la beauté à toutes les ombres, elle remet en vie tous les souvenirs » écrivait Gaston Bachelard dans L'eau et les rêves au chapitre II consacré aux eaux profondes. Martial Mégremut est revenu du monde ombreux des eaux fluviales. Le héros se construit par le ressouvenir et il borde les rives de son imagination pour vaincre les divagations et les terreurs de la nuit qui sont aussi celles de l'enfance : « Aucune présence morale ne se substituait à l'absence des hommes, et rien ne me hantait. Mes pensées n'étaient que mes pas et mon souffle facile ; et je m'avançais vers le fleuve sans le redouter. » Martial renaît non pas comme un homme nouveau mais comme un homme accompli. D'ailleurs, il fut aidé par une étrange jeune fille qui n'est pas sans rappeler la petite Rosalie de son enfance, Bosco ne lui donne pour patronyme que le pronom « Elle » et dans son sillage un parfum d'eau vive qu'elle porte partout où elle va, « c'est son signe vital ».
L'eau
des songes est aussi une eau mystique. Foi intense et intuitive de Martial dans
cette eau vive qui le soigne et le rétablit. L'eau est un bienfait pour le
corps et l'âme. Bosco se souvient de cette statue du Christ qui émergeait du
Rhône comme si elle représentait la divinité du fleuve elle-même. Mais c'est en
remontant dans le haut pays de Provence à Anthebaume, le berceau romanesque des
Mégremut, que Martial renoue avec les sources, leur eau vive, fraîche, limpide
et salutaire : « Jamais les sources ne furent plus vives, les brises
plus lentes à toucher nos chênes... » C'est l'eau pure du baptême et de la
renaissance alors que sur le Rhône on célèbre la messe des morts pour les noyés. Martial s'est accompli,
de la source au fleuve, il a relié les courants secrets de l'âme et des eaux.
Il peut rejoindre « Elle » à qui Bosco donne maintenant un prénom,
Anne-Madeleine qui annonce la grâce et l'amour, allégorie des eaux vives au
milieu du fleuve.
Malicroix continue L'enfant et la rivière avec la même passion contemplative, mais comme avec Bosco la nature est constitutive de l'homme, le paysagiste se fait portraitiste. Henri Bosco est le penseur et le poète des cours d'eau, de la source et du fleuve car les hommes sont eux aussi animés par des songes fluides et profonds. Les réminiscences de l'enfance, les rêveries, parfois sombres, se mêlent à l'aventure et à l'accomplissement de soi par le miracle des eaux vives.
article publié par Chamane51 le 05/01/2013
Liste des livres commentés:
Henry David Thoreau, Journal (Vol. 1)
Laurent Madelon, Plaisirs de la pêche en montagne,
René Hénoumont, Le jeune homme et la rivière
John Gierach, Là-bas, les truites...
Jacques-Étienne Bovard, La pêche à rôder
J. de Lespinay, Si vous prenez la mouche...
Sophie Massalovitch, Le goût de la pêche
Serge Sautreau, Le rêve de la pêche
Sean Nixon, Les Nuits du Connemara
Pierre Clostermann, La Prière du pêcheur
Pierre Clostermann, Des poissons si grands. La grande pêche sportive en mer.
Pierre Clostermann, Des poissons si grands. La grande pêche sportive en mer.
Pierre Clostermann, Mémoires au bout d'un fil.
Pierre Clostermann, Spartacus l'espadon
Maurice Genevoix, Tendre bestiaire.
Maurice Genevoix, Rémi des Rauches
Jim Harrison, Gary Snyder, Aristocrates sauvages
Pierre Perret, Les poissons et moi.
John Gierach, Même les truites ont du vague à l'âme
Pierre Affre, La vie rêvée du pêcheur
Jean-Pierre Comby, Rêves de pêcheur.
Henry David Thoreau, Walden, préface de Jim Harrison
Bartolomé Bennassar, Les rivières de ma vie, Mémoires d'un pêcheur de truites
William G. Tapply, Casco Bay / Dark Tiger
Hervé Jaouen, Histoire d'ombres.
René Fallet, Les pieds dans l'eau.
Elisée Reclus, Histoire d'un ruisseau
Justin Cronin, Quand revient l'été.
Philippe Nicolas, La mouche et le Tao,
Paulus Hochgatterer, Brève histoire de pêche à la mouche
Jim Harrison, Un bon jour pour mourir
Vincent Lalu, La femme truite, Le coup du soir et autres histoires de pêche.
Ernest Hemingway, La grande rivière au cœur double.
Henri Bosco, L'enfant et la rivière.
Philippe Nicolas. L'enchantement de la rivière.
John Gierach, Le Traité du Zen et de l'art de la pêche à la mouche.
Paul Torday, Partie de pêche au Yémen.
John D. Voelker, Testament d'un pêcheur à la mouche
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