Sylvain & Ludovic Massé, Lam la truite, Livre de nature et poème de la rivière


Sylvain & Ludovic Massé, Lam la truite, Livre de nature et poème de la rivière,

Ed. Pierre Mainard, 1938, mai 2017.

 

Ai-je rêvé ? comme un chamane, voyageur des mondes, de ceux que l'on voit et de ceux que l'on aimerait imaginer au moins une fois ou peut-être même y plonger les yeux ouverts pour toujours. Ce petit livre vous emmène dans celui dont nous rêvons tous. Il nous y emmène doucement comme un conte pour enfant lors de la veillée pour amener la douceur à la nuit. Il nous y conduit par la beauté du poème d'une nature sauvage, âpre et violente. 

 

« La Teste avait atteint les os de la terre 

et y collait sa chair souple ...

Mais lorsqu'elle était montée

 et avait poussé ses tourbillons dans les campagnes,

Les truites avaient fui vers les confluents. »

S. & M.  Massé, Lam, la truite.

 

Peut-être la vallée du Vallespir, Vallis espera, « vallée sauvage » pour les Romains étonnés certainement de voir ces petits fleuves ne connaître que le dénivelé et la pente raide, pas de méandre et de limon, des cascades et la roche pour arriver plus vite à la mer. Non loin de là, peut-être est-ce la vallée de la Tête, en haut lacs glacés d'un bleu lavé, roche nue râpée de vent et de nuages éclatée par le gel et le soleil. Plus bas les pins à crochets et les pins sylvestres se battent à l'escalade devançant les vignes et les vergers. Toutes ces montagnes sont des roches soulevées par une force monstrueuse et les cours d'eau de S. et M. Massé, qui sont des liens plus puissants encore, les enserrent sur leur socle.

Ce n'est pas l'eau guillerette du poète urbain, cette eau c'est le marteau du forgeron, c'est l'embâcle dévastatrice, c'est la force puissante de l'orage précipité sur des barrages rompus. Et pourtant, c'est aussi la cascade qui murmure ses secrets aux arbres et les fleurs les écoutent en cachette, c'est le gouffre sombre aussi secret qu'une malle aux trésors, des profondeurs insondables de sépulcre et l'eau mince des plages adoucies qui font les miroirs que les truites viennent troubler en venant y gober.


Les paysages sont ensourcés  dans un Eden fait de minéralité, de
pentes et d'eau bouillonnante. Par bonheur, les auteurs ont échappé à la fascination. En effet, une autre tradition s'exprime Outre-Atlantique avec Barry Lopez dans Le chant de la rivière qui évoque l'oubli de soi provoqué par l'étrange magnétisme de la rivière. Un jeune homme pratique dans les eaux de la Sweetgrass River de longs jeûnes et des ablutions. L'auteur le voit escalader une chute d'eau tombée du ciel puis se jeter du haut et transpercer la surface de l'eau dans un grondement sourd et disparaître. La rivière permet de passer sur l'autre rive, de l'autre côté du monde comme une révélation de la vie que la rivière a dépouillé de son superflu. C'est par elle aussi qu'Annie Dillard dans Pèlerinage à Tinker Creek nous amène à l'oubli de soi par l'observation minutieuse de la nature et de la rivière en particulier dont la grâce hypnotique et le miroitement hallucinant des surfaces vous aveuglent et installent le vide en vous. De la même manière, dans Apprendre à parler à une pierre, elle ajoute pour finir « ... l'eau s'est toujours refermée sur toute chose, dans la littérature et la réalité, comme si cela n'avait jamais existé ».

 

« Des fulgurations éclairaient les horizons livides,

puis s'éteignaient avec lenteur.

Le jour, cerné, s'agenouillait. »

S. & M. Massé, Lam, la truite.

 

Différemment, tout conduit dans les compositions paysagères des frères Massé à un ensourcement de la mémoire. Comme André Dhôtel en ses terres ardennaises lorsqu'on lui demandait les raisons de son enracinement, il répondait « l'eau qui court », impliquant que sa plus vive expérience de la terre était celle des rivières ! Bien que géographiquement opposées, leurs mémoires sont riveraines. Ils sont rares ces hommes-là ! Même Genevoix, je crois, ne fut pas autant pénétré par l'être de la rivière : c'était un peintre certes et les nuances que la Loire miroitait, il les connaissait toutes, mais malgré tout l'homme l'emportait et son naturalisme était fait de pâte humaine qui finissait par avoir raison des courants et des berges. En fait, le fleuve et l'homme avaient tissé une histoire commune. Chez les Massé le cours d'eau a une âme, un cœur, une essence même, qu'il faudrait s'amuser à vouloir trouver. Mais on les devine avec le style employé, lyrique, grandiose à mon sens, poétique et tendre aussi parce que l'on peut s'émouvoir et parce qu'il y a des confluences de paysages et de styles qui saisissent le coureur des berges et le pêcheur d'eau vive que l'on est ; ceux-ci ont des voix de prophètes parlant la langue de la rivière, d'aèdes jouant d'un instrument à cordes d'eau, inspirés d'une eau qui fait la vie parce qu'ils l'on regardée inlassablement comme une amoureuse, parce qu'ils l'on bue à se nouer la gorge, parce qu'ils l'ont rêvée sous le rideau des paupières fermées, parce qu'ils l'ont maintes fois traversée et qu'elle aussi, finalement, les a traversés. 


Planche tirée d'Antoine Vavon, dans La Truite, ses mœurs, l'art de la pêcher

Je ne peux m'empêcher de relire, le long poème de Ludovic Janvier, Des rivières plein la voix. Il avait tout compris aussi. Les Massé parlent d'eau car « la rivière est un état de paroles » écrit-il et qui remonte à loin « sur l'enfant de la soif à jamais, lorsque l'eau claire est mémoire de voix, qui vous pose contre le cœur, un large couteau de silence » et qu'il plonge loin en vous « Avec leurs noms de femmes claires, avec leurs noms de femmes lentes, le parler des rivières en France, met en bouche un bruit de soupir » écrit-il encore. Il y a pareillement dans l'écriture des frères Massé ce fluide, l'influx, le flux d'une eau lente, insinuée, mais aussi la caracole d'une eau revêche et la cataracte d'eau furieuse. Finalement, leurs rivières chantent à travers eux une langue que l'on avait oubliée, puis à leur tour, ils déploient en nous un paysage aussi amplement que le ferait un triptyque ouvert le soir de Pâques dans la fébrile impatience de la résurrection.

 

 

« Lam et Lum virent passer et repasser dans 

leur royaume ébloui ces bulles claires,

Semblables aux furtifs passages de la lune 

entre les nuages ... »,

S. & M. Massé, Lam, la truite.

 

Il y a Lam, la truite, Lum son compagnon, Bécard le vieux mâle. Et puis Cinglo et Mérula les merles du torrent, Saphie le martin pêcheur, Bufflot le rat d'eau, Servollan le lucane et tant d'autres. Tous ont un nom, la rivière a un nom, les cascades, les gouffres, les plages aussi ont un nom ; mais aucun ne parle, le récit n'est pas un conte dans lequel l'auteur place ses intentions et ses mots dans la bouche des protagonistes. Procédé facile pour qui veut faire la morale. Les frères Massé réunissent par la proximité sonore des trouvailles patronymiques la petite famille de la rivière (le petit peuple de la rivière dirait Elisée Reclus dans une vision communautaire dans laquelle l'homme n'est pas exclu) pour en faire un récit dramatique, celui du cycle de la nature. Un immense voyage fait de montaisons et de dévalaisons, de chasses, d'esquives, d'accouplement et de mort. Tout exprime la force de la nécessité, l'âpreté de la survie en milieu fluide, où constamment la vie se démêle de la mort. Lam la truite est taillée pour frapper et fuir, gober et fourrager, patienter et jaillir. Les observations sont tellement minutieuses que l'ouvrage pourrait être une histoire naturelle de la truite des torrents et en même temps ouvrage d'entomologie. 



Antoine Vavon, dans La Truite, ses mœurs, l'art de la pêcher publié en 1927, une dizaine d'années avant la parution du livre des frères Massé fait de la description de la truite et de son biotope une étape obligée. Pierre Barbellion, vingt ans plus tard, en fera de même avec plus de science encore dans Truites, mouches, devons. Ouvrages vulgarisés ensuite par Lacouche et Renault dans La Truite, ses moeurs ses pêches aux prolifiques éditions Bornemann en 1954. 

Eloges d'un poisson racé, né pour les fulgurances, il reste cependant un poisson à pêcher, à leurrer, à prendre. Les frères Massé laissent la liberté à leurs truites, l'ombre du pêcheur ne surplombe pas la surface de l'eau, tout juste un crime commis sur Bécard le vieux mâle qui prendra un plomb dans la tête pour satisfaire les restaurateurs, plus bas dans la vallée.

C'est donc un monde sauvage, vierge, dans lequel règne la nécessité aveugle et froide. Mais cette nécessité est dessinée avec tant de poésie, de lyrisme et même d'amour que l'on peut tout aussi bien lire un bestiaire caché et fantastique que les frères Massé ont réussi à nous révéler. Ils enchantent ce que l'on peut oublier d'être parfois lorsque nous sommes au bord de l'eau : des rêveurs. 

 

Chamane51 le 30/09/2019

Article sur le site : Pierre Mainard éditeur 

 18, rue Émile Fréchou, 47600 Nérac 

Tél/Fax : 05 53 65 93 92 

E-mail : mainardeditions@free.fr


Liste des livres commentés (57 livres):  

Marti Linna, Le royaume des perches

Christian Plume, La truite et moi

Eric Audinet, Jean-Luc Chapin, Pêcheur

Peter Heller, Peindre, pêcher et laisser mourir 


Juhani Karila, La pêche du petit brochet

Jean-Marie Rouffaneau, Histoires de pêche, Rabouin

Le Guide, voyage de pêche dans les Hébrides

Numa Marengo, La pêche et Platon

Philippe Cortay, Les Murmures du Versant

Serge Sautreau, Après vous mon cher Goetz

Maurice CONSTANTIN-WEYER, La chasse au brochet

Denis Rigal, Eloge de la truite

Jean Rodier, En remontant les ruisseaux 

Joan Miquel Touron, La belle histoire de la pêche à la mouche 

Bill Fançois, La truite et le perroquet

Henri Bosco, Malicroix

Henry David Thoreau, Journal (Vol. 1)

Laurent Madelon, Plaisirs de la pêche en montagne

René Hénoumont, Le jeune homme et la rivière 

John Gierach, Là-bas, les truites... 

Jacques-Étienne Bovard, La pêche à rôder 

J. de Lespinay, Si vous prenez la mouche... 

Sophie Massalovitch, Le goût de la pêche 

Serge Sautreau, Le rêve de la pêche  

Sean Nixon, Les Nuits du Connemara  

Pierre Clostermann, La Prière du pêcheur 

Pierre Clostermann, Des poissons si grands. La grande pêche sportive en mer. 

Pierre Clostermann, Mémoires au bout d'un fil.  

Pierre Clostermann, Spartacus l'espadon  

Maurice Genevoix, Tendre bestiaire.  

Maurice Genevoix, Rémi des Rauches  

Jim Harrison, Gary Snyder, Aristocrates sauvages 

Pierre Perret, Les poissons et moi.  

John Gierach, Même les truites ont du vague à l'âme  

Pierre Affre, La vie rêvée du pêcheur  

Jean-Pierre Comby, Rêves de pêcheur.  

Henry David Thoreau, Walden, préface de Jim Harrison  

Bartolomé Bennassar, Les rivières de ma vie, Mémoires d'un pêcheur de truites  

Cormac McCarthy, La route  

William G. Tapply, Casco Bay / Dark Tiger  

Hervé Jaouen, Histoire d'ombres.  

René Fallet, Les pieds dans l'eau.  

Elisée Reclus, Histoire d'un ruisseau  

Justin Cronin, Quand revient l'été.  

Les Ardennes à fleur d'eau  

Philippe Nicolas, La mouche et le Tao,  

Paulus Hochgatterer, Brève histoire de pêche à la mouche 

Jim Harrison, Un bon jour pour mourir  

Vincent Lalu, La femme truite, Le coup du soir et autres histoires de pêche.  

Ernest Hemingway, La grande rivière au cœur double.  

Henri Bosco, L'enfant et la rivière.  

Philippe Nicolas. L'enchantement de la rivière.  

John Gierach, Le Traité du Zen et de l'art de la pêche à la mouche.  

Paul Torday, Partie de pêche au Yémen.  


Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Bill François, La truite et le perroquet

Le Guide, voyage de pêche dans les Hébrides

John Gierach, Même les truites ont du vague à l'âme