Jean Rodier, En remontant les ruisseaux. Sur l'Aubrac et la Margeride
Jean Rodier, En remontant les ruisseaux. Sur l'Aubrac et la Margeride, L'escampette Éditions, 2010
Panorama
J'ai fait plus qu'une promenade en lisant le livre de Jean Rodier. L'Aubrac, le Gévaudan, le mont Lozère, la Margeride, les causses de Sauveterre et de Méjean, des noms qui font office de tableau, des noms pleins d'une matière épaisse et rugueuse, polychrome et géologique, des noms d'horizon et de perspective. Mais aussi, l'Allier, le Lot, la Truyère, le Bès (ah le Bès !), le Chapeauroux, le Chassezac, la Colagne, des noms qui flottent, claquent, éclaboussent, des noms rauques et fluides, de granit et d'eau.
« Quand on vient par la route des Cévennes sont les bastions lyriques d'un château des Vents,
et j'ai rêvé quelquefois de rester prisonnier de ses chemins de ronde sourcilleux,
où l'herbe sèche se couche sous le sirocco
au bord de gouffres bleuâtres »,
Julien Gracq, Carnets du grand chemin.
L'Allier (http://www.lozerepeche.com)
Jean Rodier les a souvent parcourus avec une canne et parfois sans. Il a cheminé dans les paysages en suivant les rivières. Ses rivières.
Car dans son livre, elles affleurent, irriguent, découpent le paysage et lui donnent son âme. Souvent, ailleurs, seule la terre compte, le terroir domine parce qu'il est fait à la main de l'homme. La pierre taillée et les toits de lauze occupent les pensées, la voûte et les clochers occupent l'espace, les villages aux noms de saints, les lieux-dits organisent la carte et rationalisent le territoire, même en Lozère. Et, pourtant, la carte ne révèle pas tout, elle ne dit rien ou à peine des secrets du lieu, des histoires, de l'homme du pays. Cette région serait une terra incognita et même une terra non terra, pure idée de la terre selon Renaud Camus dans Le département de la Lozère. Mais non ! Il y a la rivière, le ruisseau, qui font le paysage et donnent à penser et à être et qui donnent surtout la pêche. Les truites sont donc là, tout prêt, à portée de regard et de la canne. Elles scintillent dans le courant, leurs dos sombres se faufilent en zigzaguant, effleurant la surface de l'eau. C'est avec elles que l'auteur propose une rétrospection personnelle, un cheminement littéraire où se mêlent contemplation, étonnement et poésie.
C'est un monde constamment présent à l'auteur qui mois après mois, jour après jour, en donne toutes les métamorphoses saisonnières et leur plénitude savoureuse avec une affection d'amoureux. Les Travaux et les Jours d'un pêcheur pour lequel le monde extérieur de la montagne et de la rivière devient un monde intérieur et intime. Analyser l'un revient à révéler l'autre. Le cours d'eau et les paysages définissent une manière d'être et un style de vie. L'auteur écrit que « la mémoire est mémoire de granit, bientôt c'est le ruisseau tout entier qui coulera dans l'esprit avec ses clapotis. »
Des truites et de la pêche
Faut-il descendre, suivre le courant, aller vers la plaine, sa silhouette douce, alanguie et molle, longer les méandres sinueux ou bien, au contraire, remonter le cours d'eau, comme les truites postées le nez dans le courant nourricier, vers l'amont ? Remonter, remonter encore, jusqu'au mince filet d'eau, à la source, au ciel presque ? L'auteur préfère l'ascension, car c'est ainsi que l'on peut surprendre les truites.
« Nous avons exagéré le superflu, nous n'avons plus le nécessaire », Proudhon,
cité par Jean-Pierre Chabrol
dans Le Crève Cévenne,
« Les chants désespérés ».
L'altier (http://www.lozerepeche.com)
Territoire de rivières et de pêche, encrier de rêve pour les grandes plumes de la pêche. Charles Brugerolle de Vazeilles, dans À la mouche sur les cours d'eau du Gévaudan, évoque ce même émerveillement, peut-être parce qu'il est lui aussi de ce pays, le comparant sans cesse à ceux de ses expéditions lointaines, pour le trouver plus beau et plus attachant. Pays de plumes où l'on pouvait entendre du temps de l'auteur, raconté par de vieux pêcheurs, que les premiers coqs de la région avaient été apportés dans la besace de pèlerins s'en revenant de Saint-Jacques de Compostelle. Des plumes de coqs du Léon pour les truites de la Margeride et de l'Aubrac ! Un autre pêcheur, Raymond Rocher dans ses Randonnées d'un pêcheur solitaire évoque, plus nostalgique, ces mêmes territoires : « Car on a jamais fini de le regarder et de l'aimer ce pays d'un autre âge. » Et ces truites, petites certes, qui foisonnent au pied du mont Lozère par vent du Nord et qui mordent comme des folles sur des mouches inventées non loin de là sur l'Altier pour imiter des petits moucherons, une mouche qui portera le nom de « altière » (créée par Raymond Rocher lui-même dans les années 1960 et qui devint vite célèbre grâce à Aimé Devaux).
Jean Rodier pêche à sa manière, rustique et paysanne. C'est d'abord la pêche aux appâts naturels, la pêche à roder, à la longue canne en bambou avec des insectes cueillis ici ou là au bord de la rivière. Première truite à onze ans, « un prodige » tout étonné d'avoir ramené un tel poisson au village avec l'admiration des femmes et les commentaires blasés des hommes.
« Les mouches artificielles commencent à grouiller au fond de la boîte,
à s'en échapper, à tourner dans le crâne du pêcheur,
à entamer une ronde frénétique autour de lui... »,
Jean Rodier.
La
Truyère (https://www.margeride-en-gevaudan.com/fiche/la-truyere/ photo de Marion Larguier)
Il fabrique ses premières mouches avec la laine abandonnée par les moutons sur les clôtures, quelques brins de paille pour faire une imitation de sauterelle. La vocation est née, elle ne le quittera plus. Jean Rodier pêche à la mouche, évite les parcours No kill et moque leurs truites « éduquées » et préfère le vagabondage et l'ensauvagement sur les hauts plateaux et dans les gorges désertes. Même s'il se plaint d'être un éternel débutant, il devient plus habile et pêche même avec l'aide du vent dont les bourrasques font s'envoler la soie puis pose la mouche dans les vaguelettes, un poser naturel par la grâce du vent en quelque sorte (d'autres pourront y voir la technique du dapping). Car pour l'auteur, la pêche n'est pas que technique, elle est aussi une manière d'entrer en harmonie avec la nature, de participer grâce à elle au grand cycle sauvage de la vie. Il mange les truites pêchées quand il le faut, sans plus ni moins, les partage aussi parce que c'est essentiel comme faire le jardin, se laver à la fontaine, prendre soin des ruches, couper le bois et rencontrer l'amour.
« Qu'est-ce qui se passe si j'en prends un ? Me demanda-t-elle avec un brin d'inquiétude. - Tu auras un bisous. - À chaque vairon ? - oui ! ».
« Au bord du ruisseau, le temps vous abandonne, vous n'avez plus d'âge.
Le temps ne passe plus, il bouge, à travers le changement vous libère
de l'ambition, du but, du sens même,
et vous vous dites qu'un jour vous cesserez de pêcher »,
Jean Rodier.
Le Bès à La Chaldette (https://www.lozerepeche.com/le-bes/#1)
Ascension
L'auteur en arrive à la dernière station, la source. Fin filet d'eau claire qui s'écoule discret entre les cailloux et l'herbe. Des truites encore qui cherchent le tamis du gravier pour y déposer les œufs. Nous sommes arrivés.
La vue panoramique du début se fond dans l'infiniment petit de la source et de la vie, du commencement. Jean Rodier a délaissé la bibliothèque, Élien, Lucrèce, Plutarque, Raymond Rocher, Charles Brugerolle de Vazeille, Whitman, Thoreau, Julien Gracq qu'il cite tout au long du livre. La bibliothèque est maintenant superflue. Une fois la source atteinte, la particularité du lieu détermine la façon d'être, pas d'austère méditation mais une présence amusée, étonnée, pleine du paysage, de ses couleurs, ses parfums, sa musique qui comblent le pêcheur pour qui la source offre un préambule à la vie. Je pense alors à un autre livre (s'il n'est pas de trop), celui d'Annie Dillard qui sur les bords de la Tinker Creek en Virginie (qui vaut bien l'Aubrac et la Margeride) a mené une expérience de solitude nourrie par la rivière, et qui a bien des points commun avec le livre de Jean Rodier. Ce fut une lecture patiente suite à une côte fêlée provoquée par une mauvaise chute en poursuivant les truites dans un ruisseau du Cantal. Annie Dillard, à force de vie commune avec sa rivière, s'identifie à elle, se fond en elle et devient rivière elle-même, respire son eau, sent sa force à la fois amniotique et résurgence brutale, tout en mouvements et en éclats. Jean Rodier, quant à lui, aspire à ce que la rivière coule en lui afin que ses fines particules, ses alluvions sédimentent dans la mémoire la personnalité et le souvenir des rivières et des paysages. J'imagine alors Annie Dillard et Jean Rodier, pourtant si loin l'un de l'autre, dessiner une manière d'être au bord de l'eau faite d'observations d'ensemble telles que peuvent le faire le géographe ou le peintre paysagiste, nuancées par une vue méticuleuse et précise à la manière de l'entomologiste. Ce serait une belle philosophie mêlée d'exaltation poétique et de réflexions sur la place de l'être humain dans l'infiniment grand et dans l'infiniment petit de la nature, une façon d'être présent à l'espace parcouru et vécu grâce à la pêche.
Jean Rodier est malheureusement décédé en ce début d'année. On parla de son livre au concours Médicis. Mais, les rivières de l'Aubrac et de la Margeride n'ont que faire des prix littéraires et du registre d'état civil. L'eau des ruisseaux coule toujours et les truites vont et viennent comme avant. Mais, il y a maintenant le livre de Jean Rodier, un livre précieux, tellement précieux.
« Un pied dans le Ruisseau de l'Ombre, l'autre sorti d'amont en aval, j'exulte,
abasourdie, je danse au son des trompettes jumelles,
les trompettes d'argent de la louange »,
Annie Dillard, Pélerinage à Tinker Creek.

Le Chapeauroux (http://www.lozerepeche.com)
Chamane 51 le 02/09/2013
Liste des livres commentés:
Joan Miquel Touron, La belle histoire de la pêche à la mouche
Bill Fançois, La truite et le perroquet
Henry David Thoreau, Journal (Vol. 1)
Laurent Madelon, Plaisirs de la pêche en montagne,
René Hénoumont, Le jeune homme et la rivière
John Gierach, Là-bas, les truites...
Jacques-Étienne Bovard, La pêche à rôder
J. de Lespinay, Si vous prenez la mouche...
Sophie Massalovitch, Le goût de la pêche
Serge Sautreau, Le rêve de la pêche
Sean Nixon, Les Nuits du Connemara
Pierre Clostermann, La Prière du pêcheur
Pierre Clostermann, Des poissons si grands. La grande pêche sportive en mer.
Pierre Clostermann, Des poissons si grands. La grande pêche sportive en mer.
Pierre Clostermann, Mémoires au bout d'un fil.
Pierre Clostermann, Spartacus l'espadon
Maurice Genevoix, Tendre bestiaire.
Maurice Genevoix, Rémi des Rauches
Jim Harrison, Gary Snyder, Aristocrates sauvages
Pierre Perret, Les poissons et moi.
John Gierach, Même les truites ont du vague à l'âme
Pierre Affre, La vie rêvée du pêcheur
Jean-Pierre Comby, Rêves de pêcheur.
Henry David Thoreau, Walden, préface de Jim Harrison
Bartolomé Bennassar, Les rivières de ma vie, Mémoires d'un pêcheur de truites
William G. Tapply, Casco Bay / Dark Tiger
Hervé Jaouen, Histoire d'ombres.
René Fallet, Les pieds dans l'eau.
Elisée Reclus, Histoire d'un ruisseau
Justin Cronin, Quand revient l'été.
Philippe Nicolas, La mouche et le Tao,
Paulus Hochgatterer, Brève histoire de pêche à la mouche
Jim Harrison, Un bon jour pour mourir
Vincent Lalu, La femme truite, Le coup du soir et autres histoires de pêche.
Ernest Hemingway, La grande rivière au cœur double.
Henri Bosco, L'enfant et la rivière.
Philippe Nicolas. L'enchantement de la rivière.
John Gierach, Le Traité du Zen et de l'art de la pêche à la mouche.
Paul Torday, Partie de pêche au Yémen.
John D. Voelker, Testament d'un pêcheur à la mouche
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