Le Guide, voyage de pêche dans les Hébrides

 Le Guide

 

 

« Nos cannes gisaient au fond de la barque, devant nous, hors d'atteinte, abandonnées.

Ca n'avait aucune importance. Nous flottions au milieu des poissons. »

Justin Cronin, Quand revient l'été.

 

 Le pub était sombre, le velours élimé des fauteuils, le bois usé des accoudoirs, rendaient mal une lumière parcimonieuse presque timide qui se faufilait par de petites fenêtres ternes de pluies. Les verres de bière sur le comptoir jetaient des éclats, leurs tintements et des bribes de voix tenaient en alerte. Les clients passaient puis repassaient avec les mains chargées de verres, cherchant du regard une place, avec la précaution de ceux qui cherchent un coin tranquille en donnant l'impression de ne pas vouloir déranger. Spectacle rare de la politesse, celle des gens fatigués en cette fin de journée venteuse, humide et froide. Il arriva vêtu d'un manteau de ville sans âge dont les plis s'étaient depuis longtemps effacés. Nos regards se croisèrent, c'était notre homme, nous étions ses clients. Poignées de mains, sourires amicaux. Il avait un visage tavelé moins par le soleil que par l'alternance de pluies, de vent et parfois de soleil. Le cuivre prenait le pas sur son teint rosé, comme un vernis sur une toile. Ses sourcils épais et roux tombaient sur des yeux clairs presque délavés qui encadraient un nez saillant dont la surface était martelée de petits trous. Ses oreilles semblaient épaissies, presque tannées, comme une réponse naturelle à la dureté du climat. 





Tout son visage, au regard de sa profession, faisait office d'argument commercial, incontestablement. Lorsque sa main se posa sur le verre de Ginger beer qu'on lui avait apporté. Le verre sembla d'un coup si petit qu'il était facile de deviner que le type était solide et que ses mains avaient dû faire autant de trajets à la rame que ses jambes en avaient fait en marchant. Il sourit, la conversation fut entamée sur le temps qu'il a fait et qu'il fera et les perspectives de pêche que l'on pouvait espérer bien sûr. Sa bouche tirait légèrement vers le côté droit ce qui donnait à ses mots une sonorité chuintante. Il ponctuait ses phrases de « hum » très longs et de « ya » tout aussi longs et il roulait les « r » typiques d'un fort accent écossais ce qui rendait encore plus énigmatiques les explications.

 

Le guide de pêche aime bien que ses clients le considèrent comme celui qui est potentiellement capable de les sauver d'une situation pénible, voire même de leur faire prendre du poisson et même le poisson de leur vie. Tout est possible ici. Trois cents lacs dont soixante-dix seulement, réellement répertoriés, des bras de mer, des rivières allant de l'un à l'autre, des côtes sableuses, rocheuses. Où que l'on regarde, de l'eau, de l'eau, de l'eau. Il faut tout de même qu'un connaisseur puisse mettre le doigt sur la carte pour dire, ici il y a des grosses truites mais elles ne sont pas nombreuses. Là, il y en a beaucoup mais elles ne sont pas grosses, et là, il y a trop d'herbes cette année, on ne peut pêcher qu'en soie flottante car les poissons prennent rarement en sèche ; et que dans celui-ci on devrait plutôt pêcher en intermédiaire transparente, mais que le vent du Nord qui souffle en ce moment ne permet pas de pêcher au bon endroit et, en fait, cela ne vaut même pas le coup d'essayer. Bref, le guide de pêche te fait comprendre que tout seul, tu vas droit au devant de difficultés qui pourraient te faire douter de ton amour de la pêche et même pire, douter de toi. C'est à ce moment précis qu'il prend une gorgée de Ginger beer et qu'en reposant son verre d'un air vaguement méditatif, il dit à voix basse, en se penchant imperceptiblement vers nous, qu'il y a moyen, qu'on peut certainement, grâce à lui, tirer son épingle du jeu dans les conditions actuelles, mais que de toute manière ce sera difficile. Du point de vue du client, la scène est comme un entracte trop long. On prend un verre, on discute une nouvelle fois du scénario, des acteurs, on a lu toutes les critiques, on en a longuement discuté, et on n'attend plus qu'une seule chose, que le rideau se lève.

 



La pêche en skiff, une longue barque de 5 mètres environ, dans laquelle vous vous installez pour pêcher perpendiculairement à l'axe du bateau avec un fort vent dans le dos, révèle un désavantage, et même un très gros désavantage pour un pêcheur à la mouche. Cette technique démultiplie tous vos défauts et vous ruine le moral surtout lorsque vous jetez un coup d'œil sur le savoir-faire du guide. La pauvreté du geste confine à l'épure. L'économie du mouvement dessine une esquisse légère dans laquelle l'effort est insignifiant. La double traction est à peine actionnée par un mouvement du pouce dont le naturel, millimétré, vous laisse entrevoir des années d'exercice et d'intelligence pratique. Le rythme des lancers reste obstinément cadencé comme une mécanique intuitive, capable de corriger dans l'instant les aléas du canotage, des bourrasques plus ou moins fortes, des touches et toutes sortes d'autres choses imprévues. Deux tractions, cinq ou six strips pour compenser la vitesse de la barque, un arraché-glissé de la soie, en prenant soin de faire draguer la mouche de tête pour conserver une dernière chance de prendre un poisson, puis deux tractions encore. Gestes infiniment recommencés, perpétuel balancier dont la grâce s'interrompt seulement au tressautement de chaque prise. Pire encore, le rideau vient de se lever sur votre indigence, dévoilée au maître et suprême humiliation, aux truites. Votre soie, plaquée par le vent, effectue un atterrissage bruyant et approximatif, zébrant la surface de l'eau, alors que la sienne se love, légère et aérienne cinq mètres plus loin que la vôtre et qu'elle ne se révèle au regard que par un sillage discret. Vous fendez les vagues comme Moïse devant la mer rouge, il caresse la surface de l'eau. Vous tronçonnez, il pose.

 

Exercice épuisant qui voûte les épaules, tétanise le poignet par une douleur insidieuse qui finit par gagner la main et l'avant-bras. L'autre intelligence du guide est de lire la fatigue chez son client qui, à cet instant, par empathie, devient davantage un compagnon. Il est doué de cette espèce de psychologie qui ne s'apprend pas dans les Universités. Une psychologie enseignée par l'usage d'un espace restreint et chaotique de la barque. C'est une sorte de coude à coude, de mano à mano chorégraphié qui requiert une entente tacite, une complicité partagée dans l'action de pêche. Une sorte de sport d'équipe fait d'émulation, d'entraide et de plaisanteries parfois moqueuses. Reste que l'épuisement gauchit les gestes et fait oublier la cible. Le découragement vous fait même oublier les prises, un comble ! C'est alors que le guide range sa canne, et vous savez que lorsqu'un guide range sa canne c'est qu'il va se passer quelque chose, qu'une parenthèse s'ouvre sur l'inattendu.

 



Il y avait au fond de la barque, une canne ou plutôt une gaule. J'avais oublié ce dernier mot, inusité voire même obsolète maintenant, dépassé par la modernité du carbone. La gaule est à la canne ce que le categut est au fluorocarbone, le devon à la cuiller plombée sur l'axe, et le « Plucky » au leurre souple. Il y a du suranné, de l'antique, ce qui pour la gaule vaut comme un hommage. Il s'agit donc d'une gaule télescopique de cinq à six mètres dont le scion, probablement réparé, était en fibre de verre. Au premier regard, les viroles étaient de fer blanc. Le moulinet était garni de backing de toutes les couleurs, sûrement des chutes raccordées les unes au autres par soucis d'économie. La ligne était en fait une succession de matériaux divers et hétéroclites. La partie pêchante était une soie floss tout effilochée qui offrait un maximum de prise au vent en formant un ventre qui gonflait selon la force des rafales, comme un drapeau au bout de son mât ou le linge sur sa corde, comme on voudra. Le bas de ligne d'une vingtaine de centimètres se terminait par un hameçon fort de fer de taille dix ou douze. Le guide prit alors dans son sac une boîte de bois vernie et percée de petits trous. Il dégagea le fermoir, souleva le couvercle et à l'intérieur des criquets attendaient leur sort juchés sur un morceau de boîte d'œufs disposé pour leur confort. Sa main d'homme, épaisse, à la peau cornée et crevassée, sachant être brutale au besoin, prit l'un d'eux, avec précaution. Il lui planta l'hameçon plein corps. La courbure de l'hameçon sortait sous l'abdomen de l'insecte pour laisser libre l'ardillon. Ses pattes s'agitaient et griffaient l'air éperdument, cherchant un reposoir, ou cherchant à se débarrasser du pal qui le transperçait. Amorce vivante, d'une efficacité rudimentaire mais totale, qui rappelle que la pêche peut être encore une technique de piégeage. Au loin, un tumulus dessinait une ombre massive devant laquelle notre skiff glissait. Des nuages ardoisés festonnés d'écume se hâtaient de lâcher de lourdes averses.

 

La soie floss formait une voile avec le vent. L'insecte tapotait l'eau, dessinait des sillages légers, des envols à peine démarrés, des friselis au sommet des vagues. Ses pattes brassaient le liquide dans le tumulte, signaux si discrets dans le maelstrom du mauvais temps, si infimes dans l'immensité de l'étendue d'eau mais ô combien attirants. Les truites roulaient sur lui pour le couler, il fallait attendre, juste un peu, pour ferrer sous l'eau, doucement.

 


Les gestes commençaient à rentrer, sans calcul, sans réflexion, ils devenaient plus naturels, la canne devenait, elle aussi, naturellement le prolongement du bras, avec aisance et une précision plus grande. Cependant, les touches s'espaçaient, étrangement. Le guide s'arrêta, jeta par devers nous une ancre flottante pour ralentir l'allure. Il fouilla une nouvelle fois dans son sac de pêche pour en retirer une boîte en bois encore, toute simple et usée. Sa boîte à mouche. Lorsqu'un pêcheur la sort, il suscite un intérêt autour de lui. Quand c'est un guide de pêche, l'intérêt confine à la révélation, au dévoilement d'un mystère, à l'initiation d'un culte secret. Vous n'avez pas l'impudeur de la lui demander pour regarder à votre aise, mais irrésistiblement votre regard est attiré par la boîte. Pire qu'un décolleté dont vous ne voulez pas voir la profondeur de peur de paraître inconvenant ou grossier. Et pourtant, immanquablement votre regard glisse, plonge, s'enfouit, tente de se rattraper à une bretelle, une mèche de cheveux, à un objet quelconque à l'arrière-plan et qui restera de toute manière dans l'axe du corsage. La boîte du guide était bien plus attrayante ! Pas de rangement particulier, de classement, d'ordonnancement, de hiérarchie de taille, de couleurs, de types de mouche. Les mouches étaient moins rangées que posées à une place qui n'avait l'avantage que d'être libre. Une boîte bariolée, dont les espaces vides n'étaient pas ceux des mouches perdues. Il y avait autant de différence entre sa boîte et la mienne qu'entre un jardin anglais et un jardin français. Spontanéité contre rationalité, la boîte du guide répond à une occasion, la mienne à une situation. Mais, visiblement je n'avais pas ce qu'il fallait...


Il chercha dans sa boîte, du bout de l'index, comme un écolier à la lecture, une mouche, une mouche bleue. Non pas une vulgaire mouche à viande, du genre calliphora, la grande spécialiste du faisandé et des exhalaisons putrides. Non, c'était une mouche dont l'unique objet apparent était de décliner le bleu dans ses nuances. La courbure de l'hameçon était habillée d'un tag de laine bleue électrique, le corps composé d'un dubbing céruléen ligoté par un hackle bleu cobalt cerclé par un fil d'argent. Le hackle de tête en plume de poule certainement, tirant vers le bleu foncé, se terminait par une petite tête noire vernie. Dans le creux de la main, elle ressemblait, pour la silhouette, à une bonne mouche paysanne mais de type psychédélique pour le choix des couleurs... Le guide prit soin de la nouer au bas de ligne et les touches reprirent de plus belle comme par enchantement.

 


On peut toujours se demander ce qui se passe dans la tête des truites, quel type de stimuli est excité pour attaquer une telle mouche dont la couleur est si rare dans la nature. Les interprétations allèrent bon train et animèrent les dernières dérives. La plus scientifique fut avancée par Pierre. Il évoqua le spectre des couleurs et longueurs d'ondes, la vision des truites, etc., puis la discussion s'envenima sur la nature du bleu lui-même qui tirait davantage sur le vert-émeraude, l'améthyste, le topaze, l'indigo, et même le violet et que cela changeait tout. Je crois même que dans la fièvre de la discussion, des couleurs furent inventées. Deux ou trois dérives supplémentaires et le petit monde de la barque aurait pu entrer en ébullition. En vérité, il semble que l'explication était plus simple. Les truites avaient l'impression de gober un petit morceau de ciel bleu, si rare ici ! Notre guide eut l'amabilité de ramener les petits Français si excités en cette fin de journée. Il doit encore se demander pourquoi. On se serra la main. La discussion s'éternisa encore un peu autour d'une bière et il nous indiqua deux pools à saumon, tous les deux tout près du lac où nous avions pêché. Le premier était une embouchure de rivière à la forte odeur soufrée d'algues en décomposition et le second situé quelques virages plus loin, après un pont, dans une pâture.

 

« Vous verrez, il y a au moins un saumon dans chacun d'eux » nous dit-il. Et c'était vrai !

 



Chamane 51 le 20/12/2015

Liste des livres commentés (51):  

Numa Marengo, La pêche et Platon

Philippe Cortay, Les Murmures du Versant

Serge Sautreau, Après vous mon cher Goetz

Maurice CONSTANTIN-WEYER, La chasse au brochet

Denis Rigal, Eloge de la truite

Jean Rodier, En remontant les ruisseaux 

Joan Miquel Touron, La belle histoire de la pêche à la mouche 

Bill Fançois, La truite et le perroquet

Henri Bosco, Malicroix

Henry David Thoreau, Journal (Vol. 1)

Laurent Madelon, Plaisirs de la pêche en montagne

René Hénoumont, Le jeune homme et la rivière 

John Gierach, Là-bas, les truites... 

Jacques-Étienne Bovard, La pêche à rôder 

J. de Lespinay, Si vous prenez la mouche... 

Sophie Massalovitch, Le goût de la pêche 

Serge Sautreau, Le rêve de la pêche  

Sean Nixon, Les Nuits du Connemara  

Pierre Clostermann, La Prière du pêcheur 

Pierre Clostermann, Des poissons si grands. La grande pêche sportive en mer. 

Pierre Clostermann, Des poissons si grands. La grande pêche sportive en mer.  

Pierre Clostermann, Mémoires au bout d'un fil.  

Pierre Clostermann, Spartacus l'espadon  

Maurice Genevoix, Tendre bestiaire.  

Maurice Genevoix, Rémi des Rauches  

Jim Harrison, Gary Snyder, Aristocrates sauvages 

Pierre Perret, Les poissons et moi.  

John Gierach, Même les truites ont du vague à l'âme  

Pierre Affre, La vie rêvée du pêcheur  

Jean-Pierre Comby, Rêves de pêcheur.  

Henry David Thoreau, Walden, préface de Jim Harrison  

Bartolomé Bennassar, Les rivières de ma vie, Mémoires d'un pêcheur de truites  

Cormac McCarthy, La route  

William G. Tapply, Casco Bay / Dark Tiger  

Hervé Jaouen, Histoire d'ombres.  

René Fallet, Les pieds dans l'eau.  

Elisée Reclus, Histoire d'un ruisseau  

Justin Cronin, Quand revient l'été.  

Les Ardennes à fleur d'eau  

Philippe Nicolas, La mouche et le Tao,  

Paulus Hochgatterer, Brève histoire de pêche à la mouche 

Jim Harrison, Un bon jour pour mourir  

Vincent Lalu, La femme truite, Le coup du soir et autres histoires de pêche.  

Ernest Hemingway, La grande rivière au cœur double.  

Henri Bosco, L'enfant et la rivière.  

Philippe Nicolas. L'enchantement de la rivière.  

John Gierach, Le Traité du Zen et de l'art de la pêche à la mouche.  

Paul Torday, Partie de pêche au Yémen.  

John D. Voelker, Testament d'un pêcheur à la mouche

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