Eric Audinet, Jean-Luc Chapin, Pêcheur, Editions Confluences, 2013
Lorsqu'on perd un livre, on le cherche longtemps, souvent dans les endroits les plus improbables. On demande à tout un chacun s'il n'est pas en leur possession, on cherche des indices, des traces, puis peu à peu il s'efface de la mémoire. Du moins, il reste comme une empreinte légère, un regret. Puis voilà qu'on le retrouve, on est tout étonné, le voici donc, on le retourne pour vérifier, puis on le feuillette. C'est bien lui, il était tout simplement là, quelqu'un l'avait rangé en pensant que c'était une bonne place pour un livre de pêche... Il apparaît alors comme un cadeau imprévu, comme s'il était mu par une sorte de volonté, en s'arranchant de lui-même au fatras qui le recouvrait, en s'élevant par dessus les piles de livres et d'objets, il s'offre aux mains qui le recueillent avec empressement. Les livres ont une vie, ils meurent parfois sous le pilon.
Mais il y en a d'autres qui perdu de vue s'offrent à la rencontre. Celui d'Audinet et Chapin est le troisième opus d'une série. On connaît la trilogie chasseur-pêcheur-cueilleur. Les auteurs l'ont modifié pour offrir ce dernier volet dédié à la pêche avec pour titre : « Pêcheur », notez l'usage du singulier pour indiquer ce qui se distingue de tous les autres au plus haut point, il essentialise la nature de l'homme dans son activité et décline ce par quoi tous les pêcheurs peuvent l'être.
Les auteurs (Eric Audinet pour les textes et Jean-Luc Chapin pour les photographies) vont à la rencontre des rivières, des poissons, des pêcheurs et de toutes leurs techniques. Ils témoignent des expériences vécues, des amitiés, des partages, avec la volonté de transmettre ce goût si particulier des bords de l'eau en passant par des textes subtils et des photographies souvent oniriques.
« C'est un bonheur de rêver , et c'était une gloire d'exprimer ce qu'on rêvait ; mais que dis-je ! Connaît-il encore ce bonheur ? »
Charles Baudelaire, 1859,
dans Du bon usage de la photographie, M. Frizot et Fr. Ducros.
Dans ce livre, textes et photographies dialoguent. On peut tantôt préférer le texte ou se plonger dans les photographies, l'un et l'autre prolongent la pensée, fondent les souvenirs en témoignages et le témoignage en promesse. Parti pris photographique aussi avec des photographies en noir et blanc le plus souvent ou parfois en couleur avec une mise au point très proche des poissons pour sublimer les jeux de lumières diffractés par les écailles ou réfractés par des éclaboussures ou les remous de l'eau.
L'usage de la photographie à la pêche est maintenant une pratique courante. La prise est ostensiblement portée au regard au travers des potentialités des réseaux sociaux. Il est certain que la pêche est l'activité qui utilise le plus intensivement cette pratique. Le désir de laisser une trace, une inscription, un « J'étais là », un record, un « Je l'ai fait ». C'est peut-être un désir puissant de substituer aux heures laborieuses passées sur l'eau une image qui témoigne d'un paroxysme orgastique. Le rôle dévolu à la photographie halieutique n'est peut-être pas celui qu'Audinet veut lui attribuer, à savoir une manière « d'aseptiser » la relation entre le pêcheur et le poisson (p. 117) qui passerait de manière corollaire par la généralisation du No kill. Alors que toujours selon l'auteur, la mise à mort du poisson et sa consommation, son partage fait de commensalité, permettent de créer un lien avec la nature, de s'immerger en elle, de vivre par elle. La photographie remplacerait l'assiette et le roman écrit-il ; elle désincarne et fait l'économie de la tablée et du plaisir partagé et raconté, elle stérilise l'échange d'autant que toutes ces photographies finiraient par se ressembler. Et pourtant, ce livre sera prêté, il passera de mains en mains comme le bon pain, on en reparlera certainement autour d'une table comme d'un bon vin. Chaque photographie de pêche est une expérience émotionnelle à haute intensité. J'ai dans ma bibliothèque quelques « livres » que nous avons faits avec les copains à partir de photos réalisées pendant nos voyages de pêche. Nous les avons cuisinés ensemble autour de la table. C'est-à-dire que nous les avons mis en partage, organisés, et de temps en temps, sans vouloir trop psychologiser, je peux affirmer que je les rumine pour en métaboliser les souvenirs qui ne sont qu'une longue suite d'émotions heureuses, le saumon de Pierre, les brochets de Julien, ma première truite de mer, les paysages à la beauté géologique des Hébrides et les grands paysages ouverts des lacs de la forêt d'Orient, par exemple.
Une longue suite d'émotions qui font un parcours de vie, qui met en liens les amis, les paysages d'eau vive, celui des eaux dormantes, les poissons et leurs parures. Chaque photographie de pêche représente par conséquent un au-delà, elle n'est pas qu'une simple représentation d'un événement évanoui !
Chaque photographie de Jean-Luc Chapin offre à observer et à penser, c'est une représentation du monde qui dépasse la simple illustration. Le noir et blanc utilisés comme pour la photographie de couverture lissent les perspectives, aplanissent la profondeur de champ, murent la perspective et repoussent le regard sur la fantastique tête du brochet entravée par le leurre. Le corps massif, échoué, sorti de l'onde, est comme une huile solide, un marbre liquide. La tête, toujours monstrueuse chez Essox, voit avec une lumière glissante ses couleurs mourir, bien qu'irisées par les ouïes et un ventre à la pâleur rosacée. L'oeil noir est orné d'un croisant clair mais semble déjà perdu et vaincu. C'est une image irréelle, une présence statufiée, un fantasme inscrit dans l'eau et la terre, dans le sombre et la lumière mourante.
Cette photo de couverture est impressionnante. Choc émotionnel, la terre et l'eau mêlées par une lumière qui sédimente le champ visuel, le ciel et la terre joints par l'angle de la photographie et les reflets plombés, le pêcheur présent par la ligne tendue et peut-être même par l'appareil photographique qu'il tient également, signe sa présence au monde. Cela s'est passé en un temps qui n'est pas le nôtre mais que nous connaissons tous. Cela a eu lieu jadis et aura encore lieu demain. Cela a peut-être existé car le possible est réel. Nous ne voyons que la surface du monde, la croûte de la terre, le miroir de l'eau, mais l'invisible s'est fait présence, révélé par une vision surnaturelle.
Ce livre saisit la continuité des mondes halieutiques pris dans leurs transparences et leurs opacités, il est porteur d'un imaginaire dans lequel tous les pêcheurs se reconnaîtront.
« Quel est ce sentiment si profond qui vous prend
- quand vous descendez vers la rivière,
la canne tendue au bout des doigts,
que vous entendez monter la rumeur du courant ... »
Eric Audinet, Pêcheur.
E.-A Morell article publié en 2016
Liste des livres commentés (56 livres):
Le Guide, voyage de pêche dans les Hébrides
Numa Marengo, La pêche et Platon
Philippe Cortay, Les Murmures du Versant
Serge Sautreau, Après vous mon cher Goetz
Maurice CONSTANTIN-WEYER, La chasse au brochet
Denis Rigal, Eloge de la truite
Jean Rodier, En remontant les ruisseaux
Joan Miquel Touron, La belle histoire de la pêche à la mouche
Bill Fançois, La truite et le perroquet
Henri Bosco, Malicroix
Henry David Thoreau, Journal (Vol. 1)
Laurent Madelon, Plaisirs de la pêche en montagne,
René Hénoumont, Le jeune homme et la rivière
John Gierach, Là-bas, les truites...
Jacques-Étienne Bovard, La pêche à rôder
J. de Lespinay, Si vous prenez la mouche...
Sophie Massalovitch, Le goût de la pêche
Serge Sautreau, Le rêve de la pêche
Sean Nixon, Les Nuits du Connemara
Pierre Clostermann, La Prière du pêcheur
Pierre Clostermann, Des poissons si grands. La grande pêche sportive en mer.
Pierre Clostermann, Des poissons si grands. La grande pêche sportive en mer.
Pierre Clostermann, Mémoires au bout d'un fil.
Pierre Clostermann, Spartacus l'espadon
Maurice Genevoix, Tendre bestiaire.
Maurice Genevoix, Rémi des Rauches
Jim Harrison, Gary Snyder, Aristocrates sauvages
Pierre Perret, Les poissons et moi.
John Gierach, Même les truites ont du vague à l'âme
Pierre Affre, La vie rêvée du pêcheur
Jean-Pierre Comby, Rêves de pêcheur.
Henry David Thoreau, Walden, préface de Jim Harrison
Bartolomé Bennassar, Les rivières de ma vie, Mémoires d'un pêcheur de truites
Cormac McCarthy, La route
William G. Tapply, Casco Bay / Dark Tiger
Hervé Jaouen, Histoire d'ombres.
René Fallet, Les pieds dans l'eau.
Elisée Reclus, Histoire d'un ruisseau
Justin Cronin, Quand revient l'été.
Les Ardennes à fleur d'eau
Philippe Nicolas, La mouche et le Tao,
Paulus Hochgatterer, Brève histoire de pêche à la mouche
Jim Harrison, Un bon jour pour mourir
Vincent Lalu, La femme truite, Le coup du soir et autres histoires de pêche.
Ernest Hemingway, La grande rivière au cœur double.
Henri Bosco, L'enfant et la rivière.
Philippe Nicolas. L'enchantement de la rivière.
John Gierach, Le Traité du Zen et de l'art de la pêche à la mouche.
Paul Torday, Partie de pêche au Yémen.
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