Peter Heller, Peindre, pêcher et laisser mourir
Peter Heller, Peindre, pêcher et laisser mourir, Ed. Actes Sud, octobre 2015
Peter Heller est un écrivain américain, aventurier et touche à tout. Livreur de pizza, kayakiste ayant descendu les plus grandes rivières du globe, marin et reporter pour le compte du National Geographic Adventure sur le Sea shepherd pour défendre les baleines, garde pêche et pêcheur à la mouche. Il a fait une entrée remarquée dans la littérature nord-américaine avec un premier roman post apocalyptique, La constellation du Chien. Son second livre n'en est pas moins remarquable.
« Laisser à la liberté une chance de se frayer un passage
entre les mailles de l'inexorable »,
Denis Duclos, Le complexe du Loup-Garou,
la
fascination de la violence dans la culture américaine.
Drawings By Gavin Erwin
http://www.fishthesea.co.za/gallery/fishartforsale.htm
Heller écrit avec un style percutant, presque rude dans sa forme pour aller chercher l'essentiel des sentiments sans détour ni fioriture. Ses mots sentent le tabac à chiquer, le sang séché, la poussière, l'humidité d'une cascade, la peinture fraîche, la mousse des rivières ou l'odeur acre d'une truite vidée d'un coup de canif. Un style âpre et brusque à rapprocher de celui d'Hemingway dans Les Aventures de Nick Adams. Le style de Heller vous attrape, comme le début d'une bagarre à l'ancienne quand un type vous choppe par le col, puis l'auteur mêle poésie, contemplation, sensualité par une série de tensions entre les circonstances et le caractère de son héros. Heller dépeint Jim Stegner, c'est un homme méchamment blessé par la vie, plein de remords terribles pour ne pas avoir suffisamment entendu les appels au secours de sa fille Alce. Alce était son unique amour après deux divorces. Alce était son recours, sa résilience, sa bouée. C'est à elle qu'il a donné les premiers rudiments de la pêche à la mouche, à qui il a fait goûter les aurores ou les coups du soir au bord de l'eau, contempler les constellations lorsqu'ils étaient couchés sur la grève d'une rivière. Alce finira par pêcher bien mieux que son père et finalement bien mieux que tout le monde. Mais il ne l'a pas entendue, il n'a pas su l'entendre. Amoureuse éperdue d'un petit dealer, elle sera massacrée par des salauds. Jim Stegner porte cette blessure au plus profond de lui. Il tente de survivre grâce à la peinture, à la pêche, à l'amour parfois. Il ne peut oublier, son caractère est violent et n'est que le reflet de son âme, tueur occasionnel, inattendu. Le combat physique dans un ravin boueux, sur les rochers d'une rivière à coup de poings, de pierre, ou de calibre 41, est porté par l'intensité de l'écriture. La violence devient l'expérience de la vie elle-même, sa vie est catastrophée comme le cours des rivières. Mais ce parcours accidenté et désastreux ne dissimule pas la force de l'introspection et de l'analyse. C'est la force de ce roman. Jim Stegner tue quand il est au bord de l'eau, quand il est à la pêche pour oublier au milieu d'un paysage virginal.
Finalement Serial fisher et serial Killer ne font qu'un !
Drawings
By Gavin Erwin
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« Adam pêchait-il ? Nous demanda t-il.
Des exemples de lancer à la mouche au paradis ?
Non, la pêche est l'apanage du monde corrompu, imparfait.
Au Paradis on y renonce. »,
Wallace
Stegner, Lettres pour
le monde sauvage,
Ed. Gallmeister, 2015
Wallace Stegner est lui un écrivain très nature writing dont l'un des livres a été traduit aux éditions Gallmeister. Je crois peu au hasard, notamment à celui de l'homonymie avec le héros de Heller, Jim Stegner. La concordance des publications françaises ne fait pas une référence assumée, pourtant, ils ont tous deux la même conscience que le paysage américain résume, malgré sa beauté, une grande part de tragique. Le wilderness, la nature sauvage, virginale, le Paradis du premier jour, immaculé, est maintenant un espace rêvé, interprété, regretté. Il n'a plus la valeur hypnotique que peut lui donner le sublime, ce n'est plus un paysage dans lequel le moi peut se perdre, être submergé, se dissoudre.
Déjà chez Hemingway dans Sur l'écriture (1924), manuscrit adjoint à sa magnifique nouvelle La grande rivière au cœur double, le paysage scénique de la rivière est un lieu où l'âme humaine peut encore se perdre mais ne retrouvera pas la plénitude de sa conscience, le repos et la rémission. Le paysage de la rivière que ce soit en plongée ou en contre-plongée est plus rêvé et parcouru que contemplé. Nick Adams le héros d'Hemingway est certes « marié à la pêche », il descend dans la rivière en se demandant comment le peintre Cézanne l'aurait interprété. Il s'agenouille dans l'eau, fouille dans son sac pour libérer une truite et la regarder se faufiler entre les pierres. Dans Le dernier beau coin du pays écrit plus tard, la truite est assommée puis vidée dans une sorte de mise à mort tauromachique et jouissive. La rivière n'est plus que rêvée, elle l'est magistralement dans Maintenant je me couche où Hemingway invente des rivières pendant ses nuits d'insomnie, il croit même y avoir pêché en vrai, il leur donne un nom.
La rivière est le lieu de l'oubli de soi, « Toutefois, je finis par revenir à la pêche, après avoir réalisé que je me souvenais avec précision de toutes les rivières et que j'y trouvais toujours quelques chose de neuf, tandis que les jeunes filles s'estompaient invariablement dans mon esprit ». Un lieu de rédemption immanquablement lié à la nature de l'homme moderne qui cherche à oublier, à se faire pardonner ses fautes, ses crimes. Ce n'est plus le lieu de la résilience, les eaux de la rivière ne sont plus les eaux lustrales et celles du baptême, de la renaissance comme dans La grande rivière au cœur double. Et, c'est encore plus vrai avec Peter Heller, la rivière à truite est toujours adossée à une route par les deux bouts, elle mène à la ville et à sa corruption, cheminement parallèle et chaotique renvoyant à des possibles tragiques. Entre la route et la rivière, Jim Stegner y installe souvent son chevalet (tandis que la canne à mouche est posée sur la carrosserie du pick up autre parallèle saisissant) avec un colt calibre 41 coincé dans une ouverture sensée accueillir un bocal, prêt à faire feu au cas où.
La rivière est maintenant le lieu du crime, la scène du
crime elle-même, en l'espace d'une fulgurante violence, on passe de l'american dream à l'american drama.
Drawings
By Gavin Erwin
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J'ai dit : « Je suis en état
d'arrestation ? »
Non !
« Je peux aller à la pêche, alors ? »,
Peter
Heller, Peindre, pêcher et laisser mourir.
La peinture n'aide pas Jim Stegner à surmonter la disparition d'Alce, elle le ramène trop vers la sociabilité du monde urbain, les galeries d'art, son agent, ses clients, l'argent. L'art ne l'aide pas : « ... que ma fille est morte pour rien. Que je ferais mieux d'aller pêcher avant que mon cerveau ne parte en vrille ». Seule la pêche peut l'aider parce qu'elle lui rappelle ses parties de pêche avec Alce, la communion des jours heureux, des bonheurs partagés, de la joie simple et sincère d'être ensemble et de se regarder, de se trouver beau au milieu de l'eau, une canne à la main. Cela existe, vous le savez, vous qui pêchez, vous êtes initié et vous l'avez déjà éprouvé, je n'en doute pas. Jim va à la pêche comme on va chez son thérapeute.
Il invente des mouches comme la Stegner killer (prémonitoire ?) ou en fabrique de plus classiques comme la Royal coachman, des mouches sèches ou noyées selon la nécessité, même s'il ne dédaigne pas envoyer un petit streamer comme un wooly bugger ondoyer dans les courants. Il pêche aussi avec des nymphes comme la classique pheasant tail ou la bead head prince ou encore une Copper John. C'est un pêcheur à la mouche éclectique et donc accompli, qui pêche avec du matériel de prix selon la vente de ses tableaux. Certains s'anéantissent dans l'alcool, lui va à la pêche, c'est l'unique moment où il peut oublier l'absence de sa fille, s'oublier lui-même, oublier le temps : « Le temps passé, le temps présent. Quelque soit le temps qui régule la terre, il avait reculé dans les ombres de la nuit. J'ai lancé, lancé encore.... » Le mouvement de métronome de la canne semble figer le temps puis ouvrir une faille dans laquelle il peut se lover, comme dans une parenthèse le protégeant momentanément de son destin tragique et de sa cohorte de malheurs et de crimes. L'amour avec Sophia (la sagesse de la Grèce antique ? Une anti Stegner killer ?) l'apaise presque tout autant que la pêche : « Elle m'a fait l'amour encore et encore jusqu'à j'ai mal et que je halète comme une truite hors de l'eau, puis elle me tenait dans ses bras, là aussi comme une truite, pour que je reprenne mon souffle, et ensuite elle me laissait m'endormir » abolissant tout sentiment de peine et de remords, amnistiant le criminel, une « graciation » comme acte d'amour.
On peut bien pratiquer le catch and release avec un pêcheur à la mouche.
Drawings
By Gavin Erwin
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La pression froide sous la mâchoire. L'acier.
Avant même de me poser la question j'ai su que c'était un
revolver.
« Bon choix la nymphe. J'aurais fait la même chose, je crois »,
Peter Heller, Peindre, pêcher et laisser mourir.
Jim Stegner semble tout bousiller dans sa vie, sauf ses parties de pêche, quoi que... C'est encore dans la rivière et à la pêche que le drame de sa vie va trouver une résolution durable. A genoux dans l'eau, piégé, le canon d'une arme sur la face, les waders se remplissent d'eau glacée, il perd sa canne, une Sage à 5 brins avec laquelle il a appris sa fille à pêcher, il pleure, il sait la fin de la partie toute proche, les souvenirs disparaîtront ainsi que l'odeur du café du matin, la chaleur de Sophia, le grain de sa peau, le parfum des rivières, les reflets de la lune dans l'eau, et, j'imagine, le sourire d'Alce lorsqu'elle se retournait en regardant son père pour lui montrer sa canne plier par le combat d'une belle truite, la sensation vivifiante de la touche, et toutes sortes d'émotions intenses et fugaces que l'on éprouve à la pêche ou en amour et qui mises bout à bout font des souvenirs solides pour les jours de tempête.
Jim va y passer, peut-être... « J'ai
imaginé te couper les mains. Ce qui rendrait la peinture et la pêche un peu
plus difficile. Mais, bon ça t'empêcherait pas de baiser. Du coup, je pourrais
te couper la bite, aussi. Je pourrais. Aussi simple que d'ouvrir une
truite. »
Chamane
51, le 11/10/2016
Liste des livres commentés (54 livres):
Juhani Karila, La pêche du petit brochet
Le Guide, voyage de pêche dans les Hébrides
Numa Marengo, La pêche et Platon
Philippe Cortay, Les Murmures du Versant
Serge Sautreau, Après vous mon cher Goetz
Maurice CONSTANTIN-WEYER, La chasse au brochet
Denis Rigal, Eloge de la truite
Jean Rodier, En remontant les ruisseaux
Joan Miquel Touron, La belle histoire de la pêche à la mouche
Bill Fançois, La truite et le perroquet
Henry David Thoreau, Journal (Vol. 1)
Laurent Madelon, Plaisirs de la pêche en montagne,
René Hénoumont, Le jeune homme et la rivière
John Gierach, Là-bas, les truites...
Jacques-Étienne Bovard, La pêche à rôder
J. de Lespinay, Si vous prenez la mouche...
Sophie Massalovitch, Le goût de la pêche
Serge Sautreau, Le rêve de la pêche
Sean Nixon, Les Nuits du Connemara
Pierre Clostermann, La Prière du pêcheur
Pierre Clostermann, Des poissons si grands. La grande pêche sportive en mer.
Pierre Clostermann, Des poissons si grands. La grande pêche sportive en mer.
Pierre Clostermann, Mémoires au bout d'un fil.
Pierre Clostermann, Spartacus l'espadon
Maurice Genevoix, Tendre bestiaire.
Maurice Genevoix, Rémi des Rauches
Jim Harrison, Gary Snyder, Aristocrates sauvages
Pierre Perret, Les poissons et moi.
John Gierach, Même les truites ont du vague à l'âme
Pierre Affre, La vie rêvée du pêcheur
Jean-Pierre Comby, Rêves de pêcheur.
Henry David Thoreau, Walden, préface de Jim Harrison
Bartolomé Bennassar, Les rivières de ma vie, Mémoires d'un pêcheur de truites
William G. Tapply, Casco Bay / Dark Tiger
Hervé Jaouen, Histoire d'ombres.
René Fallet, Les pieds dans l'eau.
Elisée Reclus, Histoire d'un ruisseau
Justin Cronin, Quand revient l'été.
Philippe Nicolas, La mouche et le Tao,
Paulus Hochgatterer, Brève histoire de pêche à la mouche
Jim Harrison, Un bon jour pour mourir
Vincent Lalu, La femme truite, Le coup du soir et autres histoires de pêche.
Ernest Hemingway, La grande rivière au cœur double.
Henri Bosco, L'enfant et la rivière.
Philippe Nicolas. L'enchantement de la rivière.
John Gierach, Le Traité du Zen et de l'art de la pêche à la mouche.
Paul Torday, Partie de pêche au Yémen.
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