Jean-Marie Rouffaneau, Histoires de pêche, Rabouin.

 Jean-Marie Rouffaneau, Histoires de pêche, Rabouin, Au bonheur des truites, N° 3 Quai des plumes, 1985- 2015

 


Les poètes chantent les rivières et les fleuves, d'autres leur construisent des mausolées patiemment, livre après livre. Le Doubs a de la chance, le livre de Jean-Marie Rouffaneau est encore une pierre à cet édifice en construction, une belle pierre de taille.






 

« En plus, il a créé le poisson, mais il a aussi inventé le pêcheur.

Donc, si je pêche, j'obéis à la volonté de Dieu.

C'est plus digne que d'obéir aux gardes. »

René Fallet, Le braconnier de Dieu.

 

Une série de vingt-six histoires avec Le Moulin du Plain et Goumois pour épicentre et une flopée de personnages loufoques, il y a du Louis de Funès, du Bourville, du Fernandel dans chacun d'eux. On se surprend à rire de bon cœur, à relire ces histoires encore une fois et le rire ne disparaît pas...

 

Les livres drôles sur la pêche ne sont pas légion, peut-être pourrait-on les compter sur les doigts d'une seule main et pourtant s'il y a une activité qui nourrit bien cette matière à rire et à se remémorer les bons souvenirs, les copains, les bonnes blagues, les farces, c'est bien la pêche. Le héros de ce livre est Rabouin, un braconnier farceur, malin et maladroit. Sa généalogie est à chercher vers le héros comique comme Maurin des Maures (1908) de Jean Aicard même si nous sommes là en Provence et que Maurin préfère la chasse à la pêche. L'auteur fait du braconnier un esprit libre, frondeur, irrévérencieux pour illustrer « les franches gaietés de nos vieux conteurs gaulois ». Ce n'est pas la dramaturgie inexorable et violente de Raboliot de Genevoix, ou celle de Rougé le braconnier en Maine et Loire qui, en 1887, meurt d'épuisement au bagne de l'Ile du Salut, condamné aux travaux forcés pour avoir tiré sur les gendarmes. 

Le braconnage est un art qui exige savoir-faire et intelligence mais il reste profondément illégal et la prise de risque dangereuse. C'est certainement pour cette raison que la littérature, en France, préfère le braconnier au garde. Le garde surveille l'activité et non la rivière, code civil d'abord, le biotope vient bien après.

 


 Joë Combret's dans Le contre-braconnage de pêche (avec pour sous-titre : « Un garde averti en vaut deux ») évoque en 1947 le métier et place le braconnage dans le sillage des populations gyrovagues : «  tout comme les poissons, ces volatiles (canards et poules du jardin) sont « proprement » pêchés à la ligne par les rabouins, qui connaissent à merveille la façon de les amorcer et de leur tordre silencieusement le cou. ». Le « rabouin » est ici un nomade, Gypsie ou Romanichel, de la grande famille des gens du voyage pour n'offenser personne... Sur laquelle il reviendra quelques années plus tard de manière plus flatteuse dans Comment pêchent les Romanis (1956) avec une théorie curieuse. D'après une légende courante écrit-il, ce furent certaines tribus de « Gypsies » chassées d'Ecosse et réfugiées dans le nord-ouest de la France qui firent connaître la mouche artificielle primitive dans la pêche de la truite. 

 

 

A. Chaigneau avec son Braconnage et contre braconnage (Chasse-Pêche) de 1976 ne déroge pas. La loi et rien que la loi et la rigueur pour style avec laquelle il définit en détail le braconnage (sans permis, en terrain défendu, en temps prohibé, engins prohibés, moyens défendus) et les circonstances aggravantes (déguisement, fausse identité, recèle, fuite, coup et blessure etc). Pas de poésie ni d'humour donc, si ce n'est malgré lui, lorsqu'il évoque les femmes de braconnier surtout les jolies qui font du charme auprès des gardes pour en tirer les renseignements à destination des braconniers alors que les vieilles forment le service d'espionnage et de surveillance de l'activité du garde et de son entourage. A noter que pour Combret's, la femme du garde peut très bien fournir de bons renseignements au grès de ses bavardages ou commérages comme un véritable agent de contre-espionnage en quelque sorte. Enfin Chaigneau, prévoyant, ajoute même par précaution que « Le garde devra obligatoirement savoir nager, pour sa propre sauvegarde. »

 

 

Chez les Anglais l'approche est toute autre. Le garde pêche est un river keeper, c'est la rivière que l'on garde, le biotope, l'environnement passe avant tout. Et, évidemment les horizons s'élargissent. Moins de formalisme et de juridisme, plus d 'écologie ou de gestion patrimoniale des rivières. Les livres deviennent plus nombreux et plus diversifiés. Le plus classique est peut être celui de John Waller Hills publié en 1934 déjà au sujet de William James Lunn qui en 1917 est nommé river keeper sur la Test et qui passa plus d'une quarantaine d'années à surveiller, aménager et protéger la rivière et à monter des mouches dont certaines eurent leur heure de gloire comme la Lunn's Particular, une mouche sèche au corps formé d'un rachis de plume de coq, destinée à imiter les éphémères. Frank Sawyer fut, quant à lui, célèbre pour sa nymphe pheasant tail, mais il fut surtout river keeper sur l'Avon de 1925 jusqu'à sa mort en 1980. Il publia en 1952 un livre considéré comme un classique en Grande-Bretagne, Keeper of the stream, dans lequel il évoque tous ses efforts pour faire revivre sa rivière et ses poissons. En Irlande, l'expérience de Sean Nixon dans le Connemara est tout aussi intéressante. Les nuits du Connemara. Une vie au service du saumon et de la truite de mer (Garding the silver. A life with salmon and sea trout) est probablement la seule biographie de « gardien de rivière » traduite en français grâce aux Editions de la Cheminante. On mesure l'effort de gardiennage des lacs et des rivières, les nuits passées dans une lutte fastidieuse et toujours recommencée contre le braconnage aux filets dérivants, avec lesquels les saumons étaient tués en masse puis salés en barrique pour nourrir les chiens durant l'hiver... Ces efforts ont permis en quelques années d'obtenir des résultats encourageants sur la reproduction des saumons et des truites ainsi que sur leur pêche à la ligne.

 


Le « garde rivière » est donc plus qu'un garde pêche, sa patience, son dévouement vont à la rivière et à ses poissons et son expérience et son imagination vont à la pêche et à la confection de mouches originales et parfois révolutionnaires. Chez les Anglo-saxons, le héros est plus certainement le « garde rivière » que le braconnier.

 

«  A part ça, le bon Dieu, y devrait quand même, lui qui a le bras long,

empêcher la fermeture »

René Fallet, Le braconnier de Dieu.

 

Rabouin braconne, pataugeant dans l'eau, tapis dans les hautes herbes des rives, perché dans un arbre au-dessus de l'eau. Se joue du garde, prend des truites, parfois celles des autres, les vend à droite, à gauche mais on lui pardonne. Trop maladroit, trop drôle et ses truites vendent chèrement leurs écailles. La Méfiante, la Goulue, la Furieuse se font de temps en temps le braco, y a pas de raison !

 

Rabouin n'est même plus un hors la loi, un assassin de spécimens, il fait partie du paysage, c'est un véritable autochtone, sorti de la terre et peut-être même de la rivière. Un pêcheur de source ou de souche selon que l'on préfère l'eau vive ou la terre. Il a la rivière pour nourrice, son chant pour berceuse et ses paysages changeants pour livre d'images et ABCdaire. Comment lui en vouloir ? Il est la rivière, la respire, vit par elle. Il y a, il faut bien l'admettre, des rivières qui fabriquent leur homme, de glaise, de roc et d'eau. On en trouve dans les livres, Thoreau, Bosco, Genevoix (encore et toujours), Denis Rigal plus récemment et bien d'autres. Ce sont des personnages romanesques exceptionnels, des ermites en marge du terroir et des lois, des anachorètes parlant aux oiseaux, caressant le ventre des truites, préférant visiter le soir venu leurs caches plutôt que la demeure des hommes.

 

Le Doubs est fécond, Rouffaneau évoque des Némorins, des arbres monuments qui empruntent leur nom à une célébrité locale du XIXe siècle finissant. Il s'agit de Némorin des loutres. Un vétéran de la guerre de 1870. Un Républicain perdu en terre royaliste et catholique, relégué dans une baraque isolée tout près du Saut du Doubs aujourd'hui recouverte par le barrage du Châtelot. Peut-être a-t-il croisé Courbet ou Elisée Reclus ? Peut-être même qu'Henri Bresson a pris à la mouche les arrières petites-filles des truites de Némorin ? Qui sait ?

 

« Un pêcheur : Je ne vois vraiment pas comment classer cette imitation d'insecte,

dit-il perplexe.

Cela me paraît être un habile compromis entre une Iron blue dun

et une Blue winged olive mais tout de même assez proche de la Palewatery dun.

Qu'en pensez-vous ?

Rabouin :  !!!  »

Jean-Marie Rouffaneau, Histoires de pêche, Rabouin.

 


Némorin était un solitaire qui vivait en autarcie, de sa pêche, du piégeage des loutres et de se son jardin, une économie domestique de subsistance avec laquelle il pouvait vivre toute l'année. Il regardait le fil de la rivière et celui du monde. Ce dernier filait trop vite jusqu'à ne plus le comprendre. Némorin voit la modernité arriver de la ville, par les routes et le chemin de fer. La Grande Guerre, sa grande saignée mais aussi les bouleversements techniques et humains qu'elle apporta. Ce fut la fin des terroirs dit-on. Un autre monde arriva, les bords du Doubs en furent changés. Le moulinet et les cuillers furent une révolution. Le braconnier insolite de 1870 est maintenant un pêcheur archaïque en 1918 : « Les truites suivaient l'évolution du matériel et celui du vieux pêcheur semblait maintenant les faire rire !... Les grosses lignes n'arrivaient à les surprendre que de nuit, ou dans les eaux troubles des crues. » écrit en 1978 Edouard Michel, son petit-fils et biographe. Le braconnier est maintenant un reliquat du vieux monde. Il meurt avec son pays, avec son terroir, dissout par la modernité, renvoyé à la préhistoire par l'évolution des techniques halieutiques, ignoré par les anglicismes qui font les tendances à la mode d'aujourd'hui.

 


Rabouin, survit. Il a le rire avec lui ce qui quelque part le rend éternel. Malgré tout, dans les dernières histoires (XXXIII et XXIV), pointe le pessimisme. Le Doubs n'est plus aussi fécond. Le pays de cocagne se dépeuple à force de pollutions, de barrages et d'années sèches ; on cherche les truites, on se plaint de la difficulté à les pêcher. Rabouin à son tour n'est plus le braconnier bravache et habile qu'il était. Mais, il a pour lui d'être une fiction, l'ombre d'un Némorin, une ombre drôle, facétieuse, pittoresque mais fantomatique. Il devient l'obsession d'un âge d'or, son souvenir comique et désabusé. Némorin était le braconnier de la fin des terroirs, Rabouin celui des métamorphoses souvent tristes d'une belle rivière à truite !

 

« Pleure pas comme ça, Grégoire.

Si t'es pécheur, la Besbre est pas loin, va nous prendre une friture !

Cette facétie fit beaucoup rire les gendarmes . »

René Fallet, Le braconnier de Dieu

.

La dernière illustration est tirée du livre d'Edouard Michel, Némorin des loutres, Imprimerie Jacques et Demontrond, Besançon, 1978


Liste des livres commentés (52):  

Le Guide, voyage de pêche dans les Hébrides

Numa Marengo, La pêche et Platon

Philippe Cortay, Les Murmures du Versant

Serge Sautreau, Après vous mon cher Goetz

Maurice CONSTANTIN-WEYER, La chasse au brochet

Denis Rigal, Eloge de la truite

Jean Rodier, En remontant les ruisseaux 

Joan Miquel Touron, La belle histoire de la pêche à la mouche 

Bill Fançois, La truite et le perroquet

Henri Bosco, Malicroix

Henry David Thoreau, Journal (Vol. 1)

Laurent Madelon, Plaisirs de la pêche en montagne

René Hénoumont, Le jeune homme et la rivière 

John Gierach, Là-bas, les truites... 

Jacques-Étienne Bovard, La pêche à rôder 

J. de Lespinay, Si vous prenez la mouche... 

Sophie Massalovitch, Le goût de la pêche 

Serge Sautreau, Le rêve de la pêche  

Sean Nixon, Les Nuits du Connemara  

Pierre Clostermann, La Prière du pêcheur 

Pierre Clostermann, Des poissons si grands. La grande pêche sportive en mer. 

Pierre Clostermann, Des poissons si grands. La grande pêche sportive en mer.  

Pierre Clostermann, Mémoires au bout d'un fil.  

Pierre Clostermann, Spartacus l'espadon  

Maurice Genevoix, Tendre bestiaire.  

Maurice Genevoix, Rémi des Rauches  

Jim Harrison, Gary Snyder, Aristocrates sauvages 

Pierre Perret, Les poissons et moi.  

John Gierach, Même les truites ont du vague à l'âme  

Pierre Affre, La vie rêvée du pêcheur  

Jean-Pierre Comby, Rêves de pêcheur.  

Henry David Thoreau, Walden, préface de Jim Harrison  

Bartolomé Bennassar, Les rivières de ma vie, Mémoires d'un pêcheur de truites  

Cormac McCarthy, La route  

William G. Tapply, Casco Bay / Dark Tiger  

Hervé Jaouen, Histoire d'ombres.  

René Fallet, Les pieds dans l'eau.  

Elisée Reclus, Histoire d'un ruisseau  

Justin Cronin, Quand revient l'été.  

Les Ardennes à fleur d'eau  

Philippe Nicolas, La mouche et le Tao,  

Paulus Hochgatterer, Brève histoire de pêche à la mouche 

Jim Harrison, Un bon jour pour mourir  

Vincent Lalu, La femme truite, Le coup du soir et autres histoires de pêche.  

Ernest Hemingway, La grande rivière au cœur double.  

Henri Bosco, L'enfant et la rivière.  

Philippe Nicolas. L'enchantement de la rivière.  

John Gierach, Le Traité du Zen et de l'art de la pêche à la mouche.  

Paul Torday, Partie de pêche au Yémen.  

John D. Voelker, Testament d'un pêcheur à la mouche

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