John Langan, The Fisherman


 
John Langan, The Fisherman, Editions J’ai Lu (2016) 2025

Quand on reçoit un livre avec ce titre on s’assoit dans son fauteuil favori,  on tamise la lumière, coupe le téléphone et on se sert une bonne rasade de whisky dans un verre élégant. La soirée devrait bien commencer. J’imaginais déjà, les rivières des Catskills Mountains, des truites et des pêcheurs, l’Amérique profonde des Redneks, des forêts et une histoire dans laquelle un homme rentrant de la pêche trouverait déjà l’envie d’y retourner.

J’étais loin d’imaginer que j’entrais dans un tourbillon, comme un chiffon dans le tambour d’une machine à laver.

« C’est bien ce que sont les pêcheurs, non ?

Des raconteurs d’histoires. »

 John Langan

Il faut essayer de garder l’esprit clair. Commençons donc par le début. Des hommes sans femmes et comment la pêche peut sauver la vie. Abe est ingénieur chez IBM, sa femme Marie meurt d’un cancer. Dan, son collègue voit sa famille disparaître dans un accident de voiture. Un vide de falaise s’installe chez ces deux hommes. La dépression se nourrit d’alcool comme autant de marches à descendre jusqu’à la grande chute finale qui doit faire se rejoindre les survivants et les morts. Mais, un petit claquement de doigts, une étincelle puis une lueur aussi fluette que celle d’une chandelle dans un courant d’air peut suffire pour ne pas faire le pas de trop :  « Et puis un matin, mes yeux se sont ouverts d’un coup et cette pensée c’est imposée à moi : il faut que j’aille à la pêche ».

La pêche peut servir à tout, on le sait dans ce blog. Pour Abe puis pour Dan c’est une thérapie salutaire, celle de la patience et du deuil, de l’oubli de soi, du grand reset à petits pas.

-           « Qu’est-ce que ça signifie ?

-          J’ai incliné la tête en direction de l’homme attaché au rocher.  »

-          « C’est le Pêcheur ? »

-          « J’imagine qu’on pourrait l’appeler l’arrière-grand-père de toutes les histoires de pêche. »

-          « Le… » Ma voix est morte dans ma gorge.

John Langan


Abe se rend dans les Catskills Moutains au nord de l’Etat de New York. Il préfère les petites rivières au courant rapides et surprenants. Il pêche comme il peut, au bouchon, au leurre, à la mouche. Il s’accroche aux arbres, aux herbes, aux cailloux, il emmêle ses lignes à n’en plus finir mais il y retourne à chaque fois qu’il peut en meublant le temps libre d’une retraite forcée. Il s’amuse de la fraîcheur des truites dans le creux de la main, du temps qui passe vite quand on ne regarde pas la montre, des muscles fatigués quand il faut rentrer le soir avec cette fatigue qui remplit le corps de contentement. Il est comme appelé par la rivière, « hanté » sans se l’avouer vraiment car le terme est galvaudé mais il y reçu deux ou trois visites. Sa femme, Marie !

Son corps souple, mué en poisson, des écailles, des nageoires, son regard noisette profond, sa voix douce avec ses intonations qui étreignent le cœur et une phrase : « Ce qui est perdu est perdu » . La ligne de pêche devient un lien ténu entre les vivants et les morts, au bord de l’eau, dans la nuit, les rêves. Elle se fait présage, signe et avertissement.

Ligne de fuite ou ligne rouge, il faut choisir.

John Langan le fait pour vous. Abe et Dan entrent chez Herman’s Diner un restaurant logé dans un wagon désaffecté des années 50. Des cannes sans âge accrochées, des poissons naturalisés aux murs, des vieilleries de pêche ici et là, des dessins dont des saumons anthropomorphes avec cigares à la bouche et bière à la nageoire en train de pêcher des humains ichtyomorphes tendant des bouches avides vers un leurre. Prémonitoire. Abe et Dan y entendent un incroyable récit raconté par le patron celui du drame de Dutchman’s Creek un lieu, une rivière, qui ne figurent sur aucune carte, aucun atlas. « Folklore », rumeur, vieille légende et racontars pensent-ils. La ligne rouge est franchie. Ils vont bientôt faire partie de l’histoire.

« Qui est ton maître ?

-          Le Pêcheur

-          Pourquoi pêche-t-il ici ?

-          Les eaux sont profondes

-          Qu’espère-t-il attraper ? »

-          Pas « quoi »

Rainer laisse passer un silence avant de répondre « Qui alors ? »

John Langan

Et c’est trop tard pour vous ! Vous entrez aussi dans l’histoire ou plutôt dans un cauchemar si grand, d’une noirceur si grande, qu’à lui seul il est le cauchemar de tous les cauchemars, ceux de tous les hommes et de toutes les femmes, ceux des enfants terrifiés dans la solitude de la nuit. Vous êtes au point de convergence de la magie noire et d’une rationalité à bout de souffle, des êtres hybrides et des nymphes aux voiles transparents et trompeurs, du Léviathan et des truites aux robes sans pareil, du plus cruel Pêcheur d’âmes et de pauvres pêcheurs cherchant les êtres les plus chers à travers les fantômes les plus sournois. Vous avez en tournant les pages, traversé, en le déchirant, le mince voile de la réalité.

L’auteur ne nous laisse pas respirer et son style, comme un tentacule vous enserre et vous entraîne doucement et sans secours possible vers le fond. La force de ce roman gothique et cabalistique est stupéfiante dans le sens où vous suivez deux types partis à la pêche et vous vous retrouvez dans un maelström effrayant d’eaux sombres et monstrueuses.

 L’Enfer de Dante dans les Catskills, l’Apocalypse de Saint Jean au bout de la ligne.

Le romantique aime à penser qu’il est hanté par les eaux il faut maintenant penser que les eaux même les plus vives, les plus scintillantes, les plus joyeuses et peuplées de poissons magnifiques peuvent être hantées de la pire des manières. Il faudra y penser lors de votre prochaine partie de pêche… si vous parvenez à la terminer !

« Pas un poisson n’a même jeté un coup d’œil à mon leurre,

et c’était très bien comme ça. »

John Langan



 

E.-A. Morell le 04/09/2025

Dans le style weird fiction on peut lire aussi La Pêche du petit brochet sur ce même blog.

 Liste des livres commentés (64 livres)

Jérôme Favard, Comment ne pas les manquer. Un art de pêcher…

Bill Fançois, La truite et le perroquet

Juhani Karila, La pêche du petit brochet

Kirk Wallace Johnson, Le voleur de plumes

Mark Kingwell, De la pêche à la truite et autres considérations philosophiques.

S. et L. Massé, Lam la truite, Livre de nature et poème de la rivière

Marti Linna, Le royaume des perches

Christian Plume, La truite et moi

Eric Audinet, Jean-Luc Chapin, Pêcheur

Peter Heller, Peindre, pêcher et laisser mourir 


Jean-Marie Rouffaneau, Histoires de pêche, Rabouin

Le Guide, voyage de pêche dans les Hébrides

Numa Marengo, La pêche et Platon

Philippe Cortay, Les Murmures du Versant

Serge Sautreau, Après vous mon cher Goetz

Maurice Constantin-Weyer, La chasse au brochet

Denis Rigal, Eloge de la truite

Jean Rodier, En remontant les ruisseaux 

Joan Miquel Touron, La belle histoire de la pêche à la mouche 

Henri Bosco, Malicroix

Henry David Thoreau, Journal (Vol. 1)

Laurent Madelon, Plaisirs de la pêche en montagne

René Hénoumont, Le jeune homme et la rivière 

John Gierach, Là-bas, les truites... 

Jacques-Étienne Bovard, La pêche à rôder 

J. de Lespinay, Si vous prenez la mouche... 

Sophie Massalovitch, Le goût de la pêche 

Serge Sautreau, Le rêve de la pêche  

Sean Nixon, Les Nuits du Connemara  

Pierre Clostermann, La Prière du pêcheur 

Pierre Clostermann, Des poissons si grands. La grande pêche sportive en mer. 

Pierre Clostermann, Mémoires au bout d'un fil.  

Pierre Clostermann, Spartacus l'espadon  

Maurice Genevoix, Tendre bestiaire.  

Maurice Genevoix, Rémi des Rauches  

Jim Harrison, Gary Snyder, Aristocrates sauvages 

Pierre Perret, Les poissons et moi.  

John Gierach, Même les truites ont du vague à l'âme  

Pierre Affre, La vie rêvée du pêcheur  

Jean-Pierre Comby, Rêves de pêcheur.  

Henry David Thoreau, Walden, préface de Jim Harrison  

Bartolomé Bennassar, Les rivières de ma vie, Mémoires d'un pêcheur de truites  

Cormac McCarthy, La route  

William G. Tapply, Casco Bay / Dark Tiger  

Hervé Jaouen, Histoire d'ombres.  

René Fallet, Les pieds dans l'eau.  

Elisée Reclus, Histoire d'un ruisseau  

Justin Cronin, Quand revient l'été.  

Les Ardennes à fleur d'eau  

Philippe Nicolas, La mouche et le Tao,  

Paulus Hochgatterer, Brève histoire de pêche à la mouche 

Jim Harrison, Un bon jour pour mourir  

Vincent Lalu, La femme truite, Le coup du soir et autres histoires de pêche.  

Ernest Hemingway, La grande rivière au cœur double.  

Henri Bosco, L'enfant et la rivière.  

Philippe Nicolas. L'enchantement de la rivière.  

John Gierach, Le Traité du Zen et de l'art de la pêche à la mouche.  

Paul Torday, Partie de pêche au Yémen.  


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