Maurice CONSTANTIN-WEYER, La chasse au brochet
Maurice Constantin-Weyer est mort en 1964, il laisse une œuvre littéraire riche d'une cinquantaine de livres et d'un prix Goncourt.
C'est au Canada, pays dans lequel il part chercher fortune, qu'il confrontera son romantisme à une nature peu amène et souvent dangereuse. Il revient volontairement, mû par un fort sentiment patriotique, pour s'engager dans l'armée française en 1914.
Mais, au-delà de cette vie aventureuse et engagée, Maurice Constantin-Weyer nous laisse trois livres dans lesquels il évoque la pêche et les poissons dont La chasse au brochet publié en 1941. Un livre qui par son titre évoque tant la poursuite effrénée que le désir de leurrer et de capturer, une chasse qui mêle l'affût et l'approche avec ou sans équipage mais parfois à cor et à cri. Le brochet est considéré du point de vue du chasseur comme un grand carnassier d'eau douce, dentu, féroce, instinctif et énigmatique, digne des grands tableaux de chasse, hélas. Constantin-Weyer m'en voudrait certainement de commencer ainsi, lui qui, dans la préface de son livre, prend garde de souligner « qu'un pêcheur digne de ce nom, a tout à profit à tirer d'un connaissance méthodique — en quelque sorte scientifique — des mœurs du poisson qu'il chasse ». Le naturalisme contre le romantisme, la méthode contre l'aventure, l'observation minutieuse contre ratiocinations littéraires ? Constantin-Weyer, quand il va à la pêche, préfère la rationalité, le style vient après, de telle sorte que pour apprécier La chasse au brochet (et même La vie privée des poissons ou Le moulinet à tambour fixe) il faille passer par d'autres livres comme Source de joie, Manitoba ou Le flâneur sous la tente.
C'est bien donc ça la pêche, d'après Constantin-Weyer, un regard de naturaliste avant celui du romancier, la littérature vient après et il appartient peut-être au lecteur de l'imaginer. Et pourtant, déjà à son époque, un Maurice Genevoix ou un Hemingway, rescapés de la Grande Guerre eux aussi, avaient mêlé les genres pour des œuvres fondatrices de notre mythologie halieutique.
« Le brochet est un grand calomnié.
Il est victime de la sottise des Hommes »,
Maurice Constantin-Weyer, La chasse au brochet.
L'auteur ne cesse jamais de se faire l'avocat des poissons et du brochet d'abord. Un poisson féroce dont l'instinct n'a que peu changé depuis le Paléothique, au premier temps de la chasse au brochet. Le brochet reste un poisson extraordinairement rustique et féroce. Constantin-Weyer raconte par deux fois les noces cannibales du brochet dans La chasse au brochet et dans Source de joie. La femelle, après s'être accouplée avec un brochet, s'éloigne dans un herbier et attend le mâle, à peine remis de son effort, pour le dévorer tout vif. Scène incroyable où l'on passe de la dévoration à la fascination. Peut-être est-ce pour cela que le brochet et le grand brochet en particulier, le plus souvent une femelle, a encore une mauvaise réputation de monstre des eaux douces. Dernière excuse à son prélèvement. L'homme se pense toujours meilleur que la nature, il a pour lui la conscience et celle-ci suffit à le placer en haut de la chaîne alimentaire. Mais, l'auteur met déjà en garde, à son époque, et écrit : « Constatons l'horreur du monde dans lequel évoluent les poissons. Ne commettons pas la sottise de croire le nôtre ni meilleur, ni plus intelligent ».
Au nom du Père ! L'auteur pêche le brochet au bouchon sur une ligne dite Pater Noster (le Notre Père) la prière la plus courante du christianisme. Il s'agit, à vrai dire, d'une ligne montée sur un fort grain de chapelet en guise d'émerillon, non pas le petit grain des ave, mais celui plus gros des Patenôtres, un montage en dérivation qui laisse plus de liberté au vif. La pêche au vif est une technique aussi vieille qu'efficace à laquelle le brochet succombe facilement avant de recevoir bien trop souvent le coup de grâce. Mais l'auteur adresse aussitôt une autre prière qui raisonne encore plus fort : « Ferrez à la touche, et soyez sportif. Vous n'en prendrez pas moins de belles pièces, au contraire ».
Ainsi, libérer le poisson après la prise, ce n'est pas seulement le relâcher dans son élément en l'acquittant de la mort, gracier c'est aussi rendre grâce, c'est témoigner de la gratitude au brochet ou à tout autre poisson pour la joie qu'il donne dans l'acte de pêche et pour le reprendre plus grand et plus fort au fil des saisons. « Délivre-nous du mal » dit aussi la prière, le mal que nous faisons aux poissons par désinvolture, intérêt mercantile ou par esprit braconnier. Constantin-Weyer avait compris que la course à la « modernité » nous serait fatale parce que cela serait d'abord fatal aux milieux naturels. Et pour cela, l'auteur avait bien raison de commencer son ouvrage par quelques pages naturalistes.
« Tout l'art de la pêche consiste à créer à l'usage du poisson
une tentation irrésistible »,
Maurice Constantin-Weyer, La chasse au brochet.
La chasse au brochet est dans l'esprit de Constantin-Weyer davantage une approche, une sorte de méthode qui se cherche en même temps que son objet. Et son époque vit une révolution, l'invention du moulinet à tambour fixe d'Illingworth au début du XXe siècle et qui permettait de lancer une ligne plus facilement et surtout beaucoup plus loin. La technique de pêche des carnassiers devenait abordable, populaire et, bien évidemment, plus efficace. La pêche aux leurres venait de naître.
Avec Le moulinet à Tambour fixe publié en 1938, l'auteur fut probablement l'un des premiers en France à rendre cette technique accessible. C'est un véritable engouement pour lui : « Au surplus, l'art délicat et subtil du pêcheur a évolué dans le sens du sport et de l'élégance ». Le pêcheur aux leurres est constamment en mouvement, le geste devient plus ample, la canne tournoie dans le ciel et invente un mouvement perpétuel qui met en relation l'air et l'eau par l'intermédiaire du leurre. Peut-être est-ce là une manière de reproduire ou de contrefaire la gestuelle des pêcheurs à la mouche, c'est surtout la naissance d'une technique à part entière qui connaîtra une seconde révolution avec le leurre en plastique souple dans les années 1980. Maurice Constantin-Weyer ne cesse de s'enthousiasmer pour ce bond technique : « depuis, j'ai découvert que la pêche au leurre américain est absolument passionnante ». Avec cette technique, le leurre prend son essor et l'auteur se tourne vers l'Amérique encore une fois. « La conception américaine du leurre est une conception impressionniste. » Il ajoute : « Le leurre américain est conçu spécialement pour intéresser le carnassier non seulement par sa coloration, mais par son allure. » Constantin-Weyer met au jour la nature du leurre de pêche, à la fois objet manufacturé, dont l'animation, les vibrations, les ondulations peuvent déclencher une réaction chez le carnassier. Le leurre est à la fois un artefact et un stimulus.
Le pêcheur digne de ce nom se fait maintenant éthologue et les mœurs du brochet l'intéressent autant que les leurres fabriqués seront efficaces. Le voilà placé à l'intersection de mondes, l'un bien réel, le sien, et l'autre imaginé voire même étudié, celui du brochet qui à l'affût dans son herbier ou sous la souche attend le leurre venu du ciel. Certes, les fabricants industriels dispensent de cette réflexion, mais leurs catalogues sont souvent de bonnes introductions à cette éthologie, on peut même imaginer que les technologies nouvelles de l'imprimante tridimensionnelle — prochaine grande révolution — permettront à chacun de procéder à des créations originales. Le pêcheur aux leurres aura lui aussi son atelier de fabrication à l'instar des moucheurs. Il pourra alors, tout en respectant la propriété intellectuelle, s'amuser à reconstruire les leurres avec lesquels pêchait l'auteur, les River runt et Vamp de Heddon, les Pikie minnow et Trout Minnow du Pêcheur breton ou le Pike Couic de Perrot.
« On sait qu'il est vain de prétendre découvrir
ce que la rivière chuchote tout bas. »,
Maurice Constantin-Weyer, Manitoba.
J'aimerais parfois partager des parties de pêches et je rêve d'être aux côtés de Constantin-Weyer, peut-être moins pour la technique, quoi que, que pour l'entendre philosopher. Cette philosophie trop rare de ceux qui sont patinés par la nature considérée comme expérience et source d'inspiration. Je me vois en retrait à l'écouter en même temps qu'il pêche. J'entends ses paroles happées par la rivière ou soufflées par le vent. Il évoque d'abord ses maîtres les naturalistes comme l'ornithologue et défenseur de la nature Jacques Delamain, Jean-Henri Fabre, poète et naturaliste, Félix Le Dantec ou bien encore Réaumur. Époque avec laquelle la science naturaliste poursuit une course effrénée dans le sillage laissé par Darwin. Cependant, d'autres maîtres comptent, comme Fenimore Cooper ou Mark Twain, l'Amérique est encore pour un peu de temps « le nouveau monde » en ce début du XXe siècle. Mais, Constantin-Weyer reste l'homme sensible pour qui l'expérience de la nature importe plus : « À la recherche d'un maître, nous trouvions enfin une maîtresse. Et, pour ma part, je m'efforçais de l'écouter et de la posséder tour à tour » écrit-il dans Source de joie. La rivière reste le lieu privilégié de sa méditation. La rivière et ses poissons : « Les précieux enseignements que nous donnerait un vieux saumon retiré des abîmes arctiques, où il a médité des mois et des années, sous la voûte épaisse de la banquise ! » écrit-il encore dans Source de Joie. L'auteur cherche à dépasser l'incommunicabilité entre l'homme et la nature, il en vient à accorder une âme aux bêtes, aux plantes et aux lieux, à oublier qu'il est pêcheur et à se perdre dans les observations de la nature sauvage pour devenir contemplatif. C'est aussi le voyageur rustique, le pérégrin des rivières. Dans Le flaneur sous la tente publié en 1935 aux Éditions de nature dirigées par Jacques Delamain, il disserte longuement au sujet de ses randonnées de pêche sur les bords de la Loire « de toutes nos rivières, la plus française », il évoque Genevoix sur sa périssoire (longue barque légère rendue insubmersible par des chambres à air disposées sous les bancs et le pont qui le soir venu servent d'oreillers ou de coussins au bivouac) avec une longue canne de trois mètres cinquante et d'une ligne à peine moins longue pour pêcher à la mouche, une noire, une rousse, une grise (une sorte de Tenkara ligérien ?) La Loire, sa vallée, ses châteaux, ses charmes, sa gastronomie enracinée qui contrastent avec la rusticité du randonneur-campeur-pêcheur. Les terres ensauvagées du Nouveau monde et les cours d'eau civilisés du Vieux monde, décorés de châteaux, de couvents, d'églises aux clochers haut perchés qui se miroitent à la surface de l'eau, si on veut encore bien les voir dans notre civilisation mourante. Homme des contrastes, plus que de la rupture, un rêveur dans son époque si novatrice, un « évolutionnaire » pour son temps !
Sur les bords d'une rivière, Constantin-Weyer rencontre un vieux pêcheur, un original dirait-on aujourd'hui. Le père Minon, sans âge, les yeux fatigués et rougis, le visage raviné, les poches pleines d'objets hétéroclites, tous destinés à la pêche et dont les plus grands sont une bouteille de vin et un cornet de tabac, ses souliers sont troués pour mieux laisser s'écouler l'eau et il tient une longue gaule terminée par une forte ligne et un bouchon, « tout au long de la rivière, ses paroles font figure d'oracles ». Constantin-Weyer pêche avec lui, avec canne, moulinet et cuiller lorsqu'il ferre un beau brochet. Le père Minon étonné assène que c'est par pure chance, pourtant il laisse traîner sa ligne sur l'endroit car selon lui un brochet n'est jamais seul, il vit toujours en ménage, « quand on en prend un, on prend la paire » dit-il. Constantin-Weyer ne le démentira pas par politesse et respect.
Il y a dans cette histoire simple toute la philosophie de Constatin-Weyer, l'ancien et le nouveau, l'observation et l'expérience, le naturalisme et le romantisme, le monde ensauvagé et celui plus civilisé des clochers, les lieux et la pérégrination, le terrestre et l'aquatique, la pêche au bouchon et le leurre nouveau. Et tous les secrets du pêcheur au bord de l'eau.
Chamane51 le 07/01/2014
Liste des livres commentés:
Denis Rigal, Eloge de la truite
Jean Rodier, En remontant les ruisseaux
Joan Miquel Touron, La belle histoire de la pêche à la mouche
Bill Fançois, La truite et le perroquet
Henry David Thoreau, Journal (Vol. 1)
Laurent Madelon, Plaisirs de la pêche en montagne,
René Hénoumont, Le jeune homme et la rivière
John Gierach, Là-bas, les truites...
Jacques-Étienne Bovard, La pêche à rôder
J. de Lespinay, Si vous prenez la mouche...
Sophie Massalovitch, Le goût de la pêche
Serge Sautreau, Le rêve de la pêche
Sean Nixon, Les Nuits du Connemara
Pierre Clostermann, La Prière du pêcheur
Pierre Clostermann, Des poissons si grands. La grande pêche sportive en mer.
Pierre Clostermann, Des poissons si grands. La grande pêche sportive en mer.
Pierre Clostermann, Mémoires au bout d'un fil.
Pierre Clostermann, Spartacus l'espadon
Maurice Genevoix, Tendre bestiaire.
Maurice Genevoix, Rémi des Rauches
Jim Harrison, Gary Snyder, Aristocrates sauvages
Pierre Perret, Les poissons et moi.
John Gierach, Même les truites ont du vague à l'âme
Pierre Affre, La vie rêvée du pêcheur
Jean-Pierre Comby, Rêves de pêcheur.
Henry David Thoreau, Walden, préface de Jim Harrison
Bartolomé Bennassar, Les rivières de ma vie, Mémoires d'un pêcheur de truites
William G. Tapply, Casco Bay / Dark Tiger
Hervé Jaouen, Histoire d'ombres.
René Fallet, Les pieds dans l'eau.
Elisée Reclus, Histoire d'un ruisseau
Justin Cronin, Quand revient l'été.
Philippe Nicolas, La mouche et le Tao,
Paulus Hochgatterer, Brève histoire de pêche à la mouche
Jim Harrison, Un bon jour pour mourir
Vincent Lalu, La femme truite, Le coup du soir et autres histoires de pêche.
Ernest Hemingway, La grande rivière au cœur double.
Henri Bosco, L'enfant et la rivière.
Philippe Nicolas. L'enchantement de la rivière.
John Gierach, Le Traité du Zen et de l'art de la pêche à la mouche.
Paul Torday, Partie de pêche au Yémen.
John D. Voelker, Testament d'un pêcheur à la mouche
Commentaires
Enregistrer un commentaire