Denis Rigal, Eloge de la truite

Éloge de la truite

 

Denis Rigal, Eloge de la truite, Editions de l'Apogée, 2013


Denis Rigal et les Editions Apogée nous offrent 143 pages en format de poche. Un livre qui peut entrer dans la catégorie des « Livres de waders » à la fois pour le format et la cadence du récit. Il est question de truites, de pêche à la mouche mais pas seulement, de chemins terrestres et littéraires, d'art culinaire et de sexe (un peu), de visions autant pariétales que relevant des beaux arts. Vous allez me dire «mais forcément » car on parle de la truite tout de même ! Denis Rigal dresse un éloge, ni funèbre, ni panégyrique.


Il accroche au mur ses souvenirs, ses pensées, son amour de la truite, ses voyages, ses humeurs, il évoque ses amis d'écailles et de cœur. C'est en cela que c'est un livre de waders. Glissez-le dans l'une de vos poches lors d'une partie de pêche. Oubliez-le, un peu, puis au moment du bivouac ou de la pose, lisez un petit chapitre avec un verre de quelque chose (vous prenez bien un petit verre de quelque chose lors de vos parties de pêche, j'espère) et vous verrez, vous ne serez pas bredouille ce jour-là ...


« Mordu » donc, mais ce n'est pas comme dit ma jolie voisine, qu'il « - faut aimer l'poisson ! »

C'est aussi, pour moi, on m'a compris,

avant tout une affaire d'amour. »

Jérôme Favard, Comment ne pas les manquer

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Denis Rigal nous met à l'aise, son éloge n'est pas académique. Il commence par un préambule (« qui marche devant, qui précède » certainement l'étymologie réinventée du guide de pêche), nous demande d'oublier les Anciens à commencer par Walton et toute cette aristocratie de la pêche, pour nous présenter ses copains, des « braconniers métaphysiques ». Des gars rustiques, efficaces, quasiment enfantés par la rivière qu'ils écument en vrais autochtones. Des braconniers, on en connaît chez Genevoix, chez Bosco, ils naviguent dans la mythologie du héros et du drame inéluctable. Ceux de Rigal tiennent de René Fallet (qui, noblesse oblige, salue toujours ses copains de pêche), Don Camillo (sans Peppone) et peut-être même de Pierre Dac à la manière du préambule qu'il écrivit pour le livre de Jérôme Favard, Comment ne pas les manquer. Un art de pêcher ... et de vivre : Denis Rigal n'est donc pas « pêchaligné » et c'est tant mieux.


Iconoclaste serait certainement le mot qui convient. Car évoquer la pêche à la main, la pêche au filet dans une rivière à truite, puis, sans même prendre le temps de quitter ses cuissardes, passer par la cuisine pour les servir à des connaisseurs, c'est osé de nos jours... Mais Denis Rigal est un pêcheur qui en a vu d'autres et manger une truite c'est toujours l'inviter à dîner écrit-il malicieusement. Du reste, « la pêche de la truite n'est pas une contemplation, c'est une quête » et dans toute quête, il y a l'effort, l'obstination, le dépassement, du rude et du sauvage, parfois du drame, du bucolique à la limite, à l'extrême limite. Mais à la fin que trouve-t-on ? Que nous apporte la quête que serait cette pêche de la truite ? Denis Rigal ne nous donne pas la réponse sinon à quoi bon aller encore à la pêche. Il la dessine plutôt à coups de crayons légers, la laisse deviner à mots couverts pour que chacun d'entre nous puisse ajouter sa réponse.

 

«  Mais il n'est pas certain que le point de vue « réaliste »

du pêcheur

soit plus pertinent que celui du poète »,

Denis Rigal.


A.D. Maddox, Contemplating the One, 2004 (http://www.admaddox.com/homepage/)


Mieux vaut le dire tout de suite : la pêche n'est pas que technique sinon l'amour ne serait que du sexe. Il y a dans la pêche, une dimension esthétique que les pêcheurs connaissent bien. Jean-Paul Péquegnot dans L'art de la pêche à la mouche sèche, ouvrage technique s'il en est, prend garde dans son introduction « Pourquoi il faut pêcher à la mouche sèche » d'indiquer qu'il s'agit d'une joie intense, d'une conquête du plaisir « qui font que la vie vaut la peine d'être vécue ». La pêche, et pas seulement la pêche à la mouche, a une dimension esthétique car il y a du beau au sens platonicien du terme (c'est-à-dire, ce par quoi toutes les choses sont belles), de la sensibilité à fleur de peau, et du plaisir vrai, simple et vif. Cette dimension est poème selon Denis Rigal et associée à la quête précédente, j'entends déjà les premiers vers d'une nouvelle chanson de gestes. L'auteur récuserait peut-être ce versant lyrique, mais il y a aussi cette dimension exaltante dès que nous nous présentons au bord de l'eau.

Saisis que nous sommes par le parfum de la rivière ou par l'aube humide et fraîche et parfois même dès le café du matin lorsque nous sommes seul, la tête pleine de promesses, dans la cuisine d'une maison endormie, juste avant de partir, en espérant n'avoir rien oublié.


« Fraîcheur, grâce, courbe, miroir, nues, offertes, orage, éternité », voilà ce que sont les rivières selon Denis Rigal, j'ajouterai « lit » dans lequel nous sommes parfois ... La rivière est féminité, son nom même est féminin le plus souvent (sauf pour le Merdereau que l'auteur n'aimerait pas pêcher) et il sonne à l'oreille comme un rendez-vous. L'euphonie de la carte de France, des rivières et des fleuves qui s'apprenait jadis dans les écoles de « la République française ». C'était une connaissance intime et charnelle de son pays, de ses veines d'eau, de ses nervures que l'on suit du bout du doigt sur les cartes usées, et qui fait tache aujourd'hui. Mais d'où vient le nom des rivières ? Pour Rigal, il remonte à la source primordiale, à l'Eden même et peut-être à cette Grande rivière au cœur double, Mère de toutes les rivières. Jean Rodier (que Rigal cite et dont j'ai lu et relu le livre) se demandait si le nom des rivières venait de l'aval ou de l'amont, des méandres indolents ou de la source rocailleuse. Le saura-t-on jamais ? Ludovic Janvier, dans son long poème, sorte d'odyssée onomastique de l'eau vive, Des rivières plein la voix, avance que le bruit de l'eau a traversé la langue et a créé l'organe. En prononçant le nom des rivières nous parlons rivière, nous parlons une langue d'eau vive, nous murmurons le patois des ruisseaux. L'Argence vive, Dolore, l'Isole, Virlange et Limagnole, Nive, la Doufine, la Loue, franc-parler plutôt que langue morte, drapeau d'eau vive ! « Bref, le supplément d'âme est un supplément d'eau » ajoute Ludovic Janvier.

De ces rivières, Rigal en retient deux. La première, celle de son enfance, la Virlange, car il y a fait son baptême de pêcheur, et la seconde la Loue.

 

« Va, bondis, ô ma Loue ! à travers leurs entraves

Et n'imite jamais ces rivières esclaves,

Que les hommes, flairant partout un lucre vil,

Alignent au cordeau de leur code civil. »,

Max Buchon, 1840 (poète franc-comtois).

Tableau : Courbet dans son atelier

Gustave Courbet - L'Atelier du peintre


Courbet peignant un paysage de la Loue, derrière lui un modèle nu (L'Origine du Monde ? Personnification de la Loue ?), au fond à droite Max Buchon et Proudhon.


Denis Rigal revient à La Truite de Courbet, poisson massif, la bouche taraudée par l'hameçon fort de fer, et dont le corps flasque voit ses couleurs vaciller. Tableau triste d'une belle truite à l'agonie peint en 1873 après la Commune de Paris dont le peintre fut un acteur et que nous avons déjà évoqué dans L'histoire d'un ruisseau d'Elisée Reclus, autre Communard. Rigal veut voir dans cette nature morte moins le message du peintre engagé que celui d'un peintre présent au monde, celui de la Franche-Comté en particulier et qu'en ce pays d'alors les belles truites se mangent. Pourquoi pas ! Courbet est pêcheur, il l'écrit à ses sœurs et à d'autres, il se régale de truites et d'écrevisses et accoure dès qu'à Ornans la rumeur avertit que des belles truites ont été prises : «  J'ai fait des tableaux de poissons que les fils Ordinaire avaient pris, ils pesaient neuf livres, c'était magnifique » écrit Courbet avec jubilation, en 1872. Reste qu'une représentation, même d'une truite, est toujours une interprétation que l'image ne parvient jamais à saturer. C'est certainement le besoin de cette image qui fait réalité dans le présent ou spectre à venir dans les rêves de la nuit qu'il faut voir le tableau de Courbet. Nous avons besoin d'amener la truite à la lumière, même travaillée au couteau sur la toile tendue, pour croire. En ce sens, Courbet est pêcheur et nous, tout comme lui, sommes peintres.

Fermez les yeux et vous verrez ces poissons fantastiques, chamarrés de couleurs insensées, qui passent dans l'obscur liquide de la prunelle, la nuit.

Mais Rigal, on ne sait par quel cheminement, nous dit que La truite de la Loue ne serait que la première partie d'un diptyque dont la seconde partie serait L'origine du monde ! Vous avez certainement déjà vu ce tableau de Courbet visible lui aussi au Musée d'Orsay et qui n'a pas d'équivalent, je crois, dans l'art occidental. Il s'agit d'un tableau représentant le sexe d'une femme brune ou plutôt LE Sexe de LA Femme pour reprendre l'expression parfaite de Thierry Savatier. Denis Rigal nous emmène loin, très loin, et nous laisse étonné, voire même stupéfait, devant ce tableau. De telle sorte que contraint de continuer le cheminement seul, j'en viens à imaginer qu'il ne s'agit pas d'un diptyque mais d'un triptyque, la première partie serait La source de la Loue suivie de La truite et enfin de L'Origine du monde.

Courbet a réalisé plusieurs tableau de la source de la Loue. Une grande arche de pierre constituée de plis fracturés surmontant comme un dais le sombre de la résurgence qui occupe l'espace central du tableau. Dans le tableau visible au National Gallery of Art de Washingon, un pêcheur s'affaire, Courbet le représente de dos, sur le seuil, ni entré, ni sorti, le dos baigné de lumière et la face plongée dans l'inconnu du gouffre. Sa présence redouble la vision du spectateur, la sienne et la nôtre fixent l'horizon noir de la caverne de la même manière que dans la dernière partie de notre triptyque, le regard est happé par le sexe noir plissé de carmin. La source de la Loue devient une métaphore de L'Origine du monde. Le paysage prend forme humaine, les plis, les drapés, les ourlets de pierre sont autant de plissements, de commissures de chair. La minéralité devient sensualité, et la chair se fait lithique autant qu'énigmatique. Jacques Lacan, qui a un temps possédé le tableau, évoque « L'origyne du monde » du latin os-ori, la bouche et du grec ancien -gunê, la femme. L'interprétation se fait ensuite naturellement... si elle n'est pas triviale.

Ainsi, nous aurions, nous pêcheurs, en suivant ce triptyque imaginé, une néo-Trinité. La chair de l'eau et de la pierre, la chair de la truite, la chair de la femme pour l'appétit de l'oeil ; le mystère de l'inconnu, révélation par la truite, le mystère du monde pour l'appétit de l'âme. Par conséquent, nous irions à la pêche non pas pour apprendre à mourir comme l'écrit Rigal mais par désir, peut-être même par volupté et très certainement pour ne jamais cesser d'apprendre à vivre.

 

« La truite est autre et ailleurs ; son repos, c'est l'imminence d'un jaillissement, sa présence, l'imminence de sa disparition »,

Denis Rigal




Confrontation entre les maîtres du passé et les créateurs d'aujourd'hui.

Brice Marden /Gustave Courbet

Musée d'Orsay.(http://www.argol-editions.fr/f/)

 

Insaisissable idée poétique de la truite qui renvoie sans cesse au secret et à l'apparition, à l'immobile et à l'instant du signe, à l'avènement du beau et du palpitant dans la paume de la main mouillée, ouverte par-dessus l'eau. La truite serait « hors langage » pour citer Denis Rigal, car elle oblige à la modestie de la parole, au silence poli des non-dits. La pêche - a fortiori celle de la truite - peut constituer le hors champs dévorant de toute une vie. Du silence donc, de l'humilité, parce que parler pêche, c'est se montrer, s'exposer, se mettre en avant et quitter le hors champs pour entrer dans la banalité langagière et le lieu commun. La pêche serait alors un culte à mystère dans lequel le silence et le secret mèneraient à l'initiation. On retrouve parfois cet aspect chez des auteurs halieutiques comme Serge Sautreau ou John Gierach. Mais combien de mots pour le dire ?

La truite « hors langage » est une devinette à la réponse sans cesse échappée, l'énigme au bout de la ligne la plus fine, un rébus de mots et de signes, une éclaboussure. Mais, la dernière page du livre achevée, il me vient un doute, un doute et un désir. La truite lisse glisse hélas ... Alors, retournons l'attraper !

Chamane51 le 01/11/2013

 

 

Liste des livres commentés:  

Jean Rodier, En remontant les ruisseaux 

Joan Miquel Touron, La belle histoire de la pêche à la mouche 

Bill Fançois, La truite et le perroquet

Henri Bosco, Malicroix

Henry David Thoreau, Journal (Vol. 1)

Laurent Madelon, Plaisirs de la pêche en montagne

René Hénoumont, Le jeune homme et la rivière 

John Gierach, Là-bas, les truites... 

Jacques-Étienne Bovard, La pêche à rôder 

J. de Lespinay, Si vous prenez la mouche... 

Sophie Massalovitch, Le goût de la pêche 

Serge Sautreau, Le rêve de la pêche  

Sean Nixon, Les Nuits du Connemara  

Pierre Clostermann, La Prière du pêcheur 

Pierre Clostermann, Des poissons si grands. La grande pêche sportive en mer. 

Pierre Clostermann, Des poissons si grands. La grande pêche sportive en mer.  

Pierre Clostermann, Mémoires au bout d'un fil.  

Pierre Clostermann, Spartacus l'espadon  

Maurice Genevoix, Tendre bestiaire.  

Maurice Genevoix, Rémi des Rauches  

Jim Harrison, Gary Snyder, Aristocrates sauvages 

Pierre Perret, Les poissons et moi.  

John Gierach, Même les truites ont du vague à l'âme  

Pierre Affre, La vie rêvée du pêcheur  

Jean-Pierre Comby, Rêves de pêcheur.  

Henry David Thoreau, Walden, préface de Jim Harrison  

Bartolomé Bennassar, Les rivières de ma vie, Mémoires d'un pêcheur de truites  

Cormac McCarthy, La route  

William G. Tapply, Casco Bay / Dark Tiger  

Hervé Jaouen, Histoire d'ombres.  

René Fallet, Les pieds dans l'eau.  

Elisée Reclus, Histoire d'un ruisseau  

Justin Cronin, Quand revient l'été.  

Les Ardennes à fleur d'eau  

Philippe Nicolas, La mouche et le Tao,  

Paulus Hochgatterer, Brève histoire de pêche à la mouche 

Jim Harrison, Un bon jour pour mourir  

Vincent Lalu, La femme truite, Le coup du soir et autres histoires de pêche.  

Ernest Hemingway, La grande rivière au cœur double.  

Henri Bosco, L'enfant et la rivière.  

Philippe Nicolas. L'enchantement de la rivière.  

John Gierach, Le Traité du Zen et de l'art de la pêche à la mouche.  

Paul Torday, Partie de pêche au Yémen.  

John D. Voelker, Testament d'un pêcheur à la mouche

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