Henry David Thoreau, Journal
Henry David Thoreau, Journal (Vol. 1)
Thoreau a vingt ans, nous sommes en 1837, il est sur les bords du lac de Walden et il entreprend la rédaction d'une œuvre inédite qui marquera le début d'une longue tradition d'écrivains de nature (nature writing). Au cours de ses promenades et de ses observations il prend des notes sur des feuilles volantes, dans des carnets. Ébauche, croquis, annotations, mise en forme progressive de la pensée, ces notes, souvent poétiques et naturalistes sont maintenant éditées par les Editions Finitudes, il s'agit du premier volume de quinze autres à venir, un par an.
« Moi qui chantais jadis le bienheureux jardin
Perdu par la désobéissance d'un seul, je chante maintenant
Le Paradis recouvré pour tous les humains... »,
John Milton, Le Paradis reconquis (l.I,v. 1-3).
Thoreau est donc au bord du lac, il habite une cabane de rondins. Il observe le lac, la forêt, la faune, leurs changements et leurs interactions tout au long des saisons. Le lac devient naturellement l'un des sujets majeurs des réflexions de Thoreau, on l'a déjà vu dans ce blog avec un premier texte consacré à Walden. Au moment où tout l'Ouest américain voit un changement irrémédiable se produire, celui de la découverte et de la conquête d'un espace et de sa faune par des forces violentes et destructrices déguisées en modernité et en civilisation, Thoreau reste l'homme d'un lieu, d'un endroit et non de l'immensité et du Wilderness (étendue sauvage, espace vierge). Pour autant, c'est par le lac que Thoreau dépasse l'horizon proche, fait fondre la frontière et dissoudre les limites. Le wilderness de Thoreau à la taille de Walden. Le lac est un monde, un univers changeant, divers, étonnant et constamment renouvelé et il a ses pêcheurs : « Je suis aussi ému et transporté en regardant les pêcheurs au bord de Walden Pond en hiver, que lorsque je lis les exploits d'Alexandre à travers l'histoire. Leurs actes sont étroitement liés. Les circonstances et le décor sont à ce point similaires que ce qui les différencie n'a pas d'importance » (20 décembre 1840).
Le lac devient un universel géographique transformé en totalité du monde, une nouvelle mare nostrum mais il est aussi par la présence des pêcheurs associés à Alexandre le Grand, une parabole dont le sens semble dire que la nature du lieu détermine une force, une énergie, à une communauté humaine qui forme un écosystème placé dans la durée. Thoreau est maintenant loin des lectures du The Angler's Souvenir de William Andrew Chatto paru en 1835 en Angleterre, une somme de souvenirs bucoliques sur la pêche.
L'esprit des pionniers peut se satisfaire de Walden Pond, si petit soit-il, il recèle un monde universel durable et une grandeur d'âme.
Albert Bierstadt, Rocky Mountain Landscape, 1870, huile sur toile.
Photo domaine public
« Et le jardin d'Eden dressé dans l'étendue sauvage
O Esprit qui menas ce glorieux ermite
Dans le désert où il emporta la victoire... »,
John Milton, Le Paradis reconquis (l.I,v. 7-9).
Les pêcheurs de Walden sont donc des héros et dans ce cas les poissons avec lesquels ils ferraillent n'en sont pas moins héroïques. Thoreau aime les observer attentivement avec la ferveur du poète et la minutie du naturaliste. Le 14 février 1840, il note dans son carnet : «Un recueil d'histoire naturelle des plus succinct suffit à faire de moi un enfant. Lire simplement leur classification me fait aimer les poissons. J'aimerais même connaître le nombre de nervures de leurs nageoires et savoir combien d'écailles portent leurs flancs. . . Ou encore je somnole en compagnie du brochet majestueux sous les feuilles de nénuphar de notre rivière, entre les nefs et les allées sinueuses créées par leurs tiges. » La considération naturaliste le fait plonger dans une rêverie apaisée et presque mélancolique, il gagne les profondeurs aquatiques, change de dimension, abolit le haut et le bas, l'au-delà et l'en-deçà. Thoreau réédite la métaphore le 26 décembre en observant des brochetons immobiles entre deux eaux, maintenant leur équilibre par des petits coups de nageoire aux allures d'éventail.
Un autre naturaliste John James Audubon d'origine française (comme Thoreau d'ailleurs) qui fut l'un des plus fameux ornithologues des États-Unis mais de la génération précédente, avait déjà avancé l'idée. Thoreau indique dans Natural History of Massachusetts qu'il connaît et apprécie les travaux d'Audubon. Ces deux hommes n'ont pas cessé, chacun à leur manière, de parcourir les fleuves, les rivières et les lacs de l'Est des Etat-Unis. Ils ont ce point en commun d'avoir voué une partie de leur vie, si-non la plus grande partie, aux eaux vives et dormantes. On retrouve chez Audubon une description de la perche soleil dans Journaux et récits (t. II p. 1071) : «Sur son corps éblouissant, les reflets de l'or qui se mêlent au vert de l'émeraude, non moins que les teintes de corail qui le nuance en-dessous et le rouge étincelant de ses yeux en font, pour le regard enchanté, une véritable perle des eaux.»
Thoreau s'inspirera de cette image éblouissante avec les perches de Walden pour porter la description esthétique à son point le plus haut. Ils semblent tous les deux d'accord sur cette idée, chaque élément naturel, comme un vulgaire poisson, est doué d'une force esthétique et onirique considérable capable de sublimer à elle-seule la beauté de la nature toute entière. Cependant, ils différent sur la nature même du pêcheur.
Pour Audubon qui a descendu l'Ohio de Pittsburg à La Nouvelle Orléans, remonté le Missouri de Saint-Louis à Fort Union, à travers les rapides, les hauts fonds, les inondations, rencontré loups, bisons, Indiens, la pêche n'est pas un loisir et encore moins une métaphysique. C'est une technique qui sert à se nourrir tout comme la chasse. Il écrit de longues descriptions sur les techniques de pêche, les appâts, les amorces et les lignes pour la perche blanche dans l'Ohio ou de la perche soleil de la Green River du Kentuky ou des eaux rougeâtres de Louisianne, il évoque alors « le pêcheur à la ligne classique ou scientifique » (on peut consulter par curiosité Thad. Norris, The American angler's book, embracing The natural history of sporting fish and the art of taking them, 1864, 632 pages, légèrement postérieur à Audubon et Thoreau mais qui résume bien les connaissances sur la pêche et les poissons pour l'époque). Malgré tout, il met en garde, ces poissons tout aussi modestes qu'ils paraissent n'en sont pas moins dignes d'intérêt et de respect. Précaution légitime de la part d'Audubon qui, au cours de ses récits et de ses études, s'inquiète de la raréfaction des bisons, des animaux à fourrure, des oiseaux victimes des armes à feu et de la cupidité des hommes, des Indiens victimes des guerres, de l'alcool et de la grande épidémie de variole. L'homme, comme les pêcheurs qu'il observe, ne sont que des prédateurs ingénieux, féroces et avides dont seule la jouissance immédiate importe.
Audubon sur la fin de son périple n'a plus d'illusion. Un monde disparaît. Un Paradis retrouvé semble avoir été perdu, à nouveau.
« Il est là toute l'année, reflétant le ciel
- et de sa surface paraît s'élever une colonne d'éther,
qui forme dans l'espace un pont entre ciel et terre.
L'eau semble être un élément médian entre terre et ciel,
le plus fluide dans lequel l'homme puisse évoluer.
Depuis la surface de chaque lac monte une musique étouffée »,
Henry David Thoreau Journal, mercredi 2 décembre 1840.
Albert Bierstadt, Among the Sierra Nevada, California (1868), Smithsonian American Art Museum,
Washington, DC. Photo domaine public
(détail)
Pour Audubon la responsabilité de l'homme dans le devenir du wilderness n'est pas une conception évidente, du moins dans ses premières années d'aventure. L'homme, en effet, semble être le jouet de forces qui surdéterminent son destin comme il peut l'être des éléments naturels et des cours d'eau en particulier. Le vendredi 10 mai 1819, sur une grande barque à fond plat, il observe et note : « La rencontre des deux cours d'eau m'évoque l'entrée dans la vie adulte d'un jeune homme innocent, lequel se trouve peu à peu confronté à des milliers de difficultés ; il lutte mais, progressivement submergé, il se perd dans le tourbillon de la vie. La belle eau de l'Ohio, lorsqu'elle se jette dans le Mississippi, est assimilée petit à petit tandis que l’œil peut encore la suivre pendant un moment, car elle se détache du courant boueux . . . Là j'ai rencontré deux Indiens. . . Ils semblaient tellement libres et indépendants, détachés du reste du monde que je les considérais avec admiration et envie.» Étonné et quelque peu stupéfait, il observe les forces secrètes à l’œuvre dans les courants fluviaux, leur complexité et l'inexorable parcours qu'ils poursuivent malgré les obstacles.
L'homme n'y peut rien, impuissant et spectateur, pourtant les Indiens sont là, étrangement libres et mobiles au milieu des eaux dangereuses. Audubon prend également conscience que la liberté ne peut exister que dans une relation en harmonie avec les cours d'eau et leur environnement.
Thoreau va pousser plus loin cette idée. Dans son Journal, il note le 4 avril 1839 : « Quand par une journée suffocante, je me laisse dériver sur les eaux paresseuses de l'étang, je cesse presque de vivre et commence à être. . . Je ne me sens jamais aussi enclin à perdre mon identité. Je me dissous dans la brume. » En annulant la distance entre l'homme et le monde des eaux, il opère une identification qui s'apparente à un désir de dissolution pour unir l'être qu'il est au biotope qui l'entoure. Mais il ne se débarrasse pas pour autant de la nécessité de persister. Dans un autre passage, noté pour juillet-août 1840 il écrit : « Quand je flotte sur des eaux calmes, je suis moi aussi une planète, j'ai ma propre orbite dans l'espace et je ne suis plus un satellite de la terre. » L'homme peut ainsi s'affranchir de la gravité, il peut aussi ajuster un monde à sa mesure comme L'Homme de Vitruve dessiné par Léonard de Vinci, et définir une centralité qui donnera toute sa place à l'homme. Ambition démesurée, exagérément anthropocentrique mais tempérée par une sensibilité pour ne pas dire une sensualité que Thoreau éprouve, à fleur de peau, quand il est dans la nature. L'homme dans les bois et peut-être plus certainement l'homme des eaux vives et des eaux dormantes est naturellement sensible.
Il est alors de ce Paradis perdu et retrouvé, si son poids se fait léger, si son empreinte se fait discrète, si son ombre se mêle à celle des arbres, des animaux et des poissons, si sa respiration est celle du vent, des courants aquatiques et des saisons.
« Nous devrions contempler le cycle des saisons
qui revient immanquablement, éternellement,
avec la même sérénité joyeuse qu'un enfant attendant l'arrivée de l'été.
Comme le printemps reprend vie après tant d'années divines,
nous devrions sortir pour admirer
et embellir à nouveau notre Eden, sans jamais nous lasser. »
Henry David Thoreau Journal, Le Paradis sur terre (6 janvier 1838).
N.C. Wyeth (American, 1882 - 1945), Thoreau Fishing at Walden Pond,
Concord, MA, Concord Museum
Liste des livres commentés:
Laurent Madelon, Plaisirs de la pêche en montagne,
René Hénoumont, Le jeune homme et la rivière
John Gierach, Là-bas, les truites...
Jacques-Étienne Bovard, La pêche à rôder
J. de Lespinay, Si vous prenez la mouche...
Sophie Massalovitch, Le goût de la pêche
Serge Sautreau, Le rêve de la pêche
Sean Nixon, Les Nuits du Connemara
Pierre Clostermann, La Prière du pêcheur
Pierre Clostermann, Des poissons si grands. La grande pêche sportive en mer.
Pierre Clostermann, Des poissons si grands. La grande pêche sportive en mer.
Pierre Clostermann, Mémoires au bout d'un fil.
Pierre Clostermann, Spartacus l'espadon
Maurice Genevoix, Tendre bestiaire.
Maurice Genevoix, Rémi des Rauches
Jim Harrison, Gary Snyder, Aristocrates sauvages
Pierre Perret, Les poissons et moi.
John Gierach, Même les truites ont du vague à l'âme
Pierre Affre, La vie rêvée du pêcheur
Jean-Pierre Comby, Rêves de pêcheur.
Henry David Thoreau, Walden, préface de Jim Harrison
Bartolomé Bennassar, Les rivières de ma vie, Mémoires d'un pêcheur de truites
William G. Tapply, Casco Bay / Dark Tiger
Hervé Jaouen, Histoire d'ombres.
René Fallet, Les pieds dans l'eau.
Elisée Reclus, Histoire d'un ruisseau
Justin Cronin, Quand revient l'été.
Philippe Nicolas, La mouche et le Tao,
Paulus Hochgatterer, Brève histoire de pêche à la mouche
Jim Harrison, Un bon jour pour mourir
Vincent Lalu, La femme truite, Le coup du soir et autres histoires de pêche.
Ernest Hemingway, La grande rivière au cœur double.
Henri Bosco, L'enfant et la rivière.
Philippe Nicolas. L'enchantement de la rivière.
John Gierach, Le Traité du Zen et de l'art de la pêche à la mouche.
Paul Torday, Partie de pêche au Yémen.
John D. Voelker, Testament d'un pêcheur à la mouche
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