Maurice Genevoix, Rémi des Rauches

 

Maurice Genevoix, Rémi des Rauches, Flammarion, 1922


Maurice Genevoix est un survivant de la Grande boucherie de 1914-1918, et trouve dans l'écriture et en particulier dans celle de Rémi des Rauches, la respiration nécessaire pour cicatriser ses blessures à l'instar d'un Ernest Hemingway, lui-même gravement blessé dans ce conflit et qui écrivit une magnifique nouvelle, La grande rivière au cœur double, dans laquelle la pêche et la rivière sont tout autant réparatrices et salvatrices que la Loire de Genevoix. Que reste-t-il aujourd'hui de Rémi des Rauches ? Moins connu que La boîte à pêche, Rémi des Rauches fut considéré comme un roman d'apprentissage ou d'initiation puis comme un roman régionaliste, oublié sur les étagères poussiéreuses des bibliothèques municipales.

 

Si Genevoix écrivait aujourd'hui, son livre serait édité dans une collection Nature Writing aux côtés de Geriach ou d'un John D. Voelker, on évoquerait son livre dans les magazines littéraires et même dans les magazines de pêche et pourquoi pas à la télévision à des heures pas trop tardives. Comme La boîte à pêche, il faut lire Rémi des Rauches. Il faut le lire parce que Genevoix y donne une aspiration, un souffle vital qui est celui de la nécessité de l'eau vive et de la pêche. La Loire y apporte sa force et sa séduction irrésistibles, la pêche y est une activité naturelle comme la respiration, le rêve ou les passions.

 

« Le pays où je vous mène est peut-être de par ici,

mais il est d'un autre règne »,

M. Genevoix, La forêt perdue.

 

Rémi des Rauches, le héros, est un familier des berges de la Loire, en un temps où le fleuve était sauvage et indompté. Ses crues n'avaient que faire des berges maçonnées, les barrages étaient de paille, et les maisons comme des sucres dans le liquide. Jadis, dans cette Loire, les saumons, les aloses remontaient — comme depuis toujours — vers leurs frayères. Les carpes et les brochets reposaient dans les noues à l'ombre des bachots à fonds plat. Un temps béni ? Oui, un temps béni où « les envolées du clocher, les tintements de l'angélus passèrent en se poursuivant au loin » par-dessus le fleuve, ses plages de graviers, ses hautes herbes. Nous sommes à... et la Loire n'a pas encore un goût de mer. Elle déroule son long parchemin et dit la France, celle qui s'éternise à mourir sous nos yeux.

 

Rémi est un rêveur contemplatif, le regard aspiré par le grand fleuve non loin de la cabane du père Jude, vieillard chenu à peine protégé par un abri fait de terre et de végétal. C'est une sorte de troglodyte solitaire retiré du monde pour mieux se consacrer au fleuve. Genevoix lui fait dire : « Maintes fois, j'ai cru voir l'image d'un visage de femme, sourire le visage de la Loire. J'ai rêvé dans un bloc de marbre blond, de hanches souples et de seins aux belles courbes », plus loin il ajoute «  ... et la Loire prend mes yeux ; et je lui dis seulement tout au fond de mon cœur “Sois la Loire” ». Douce rêverie donc, La Loire souple, sinueuse dans ses bras, ondoyante dans son lit même, invite à une sensualité envoutante à laquelle l'ermite semble s'être voué. Le père Jude ressemble aussi à ce vieillard qu'Henri D. Thoreau (que Genevoix connaissait bien) a aperçu en descendant la Merrimack River, mais le père Jude n'est pas de ces vieillards vivant au bord de l'eau un ermitage biblique qui les rapproche de Dieu. Le père Jude est un déclassé, un réprouvé pour son aspiration trop grande à la liberté. On pense à Elisée Reclus et son Histoire d'un ruisseau, à Courbet et ses Truites de la Loue, tableaux sur lesquels il inscrivit l'épitaphe « Sainte-Pélagie » (prison où il fut enfermé) ou in vinculis faciebat (« fait dans les liens »). Tous les deux étaient Communards, il faut maintenant leur ajouter le père Jude qui était fouriériste.

 

Le fleuve, la rivière, sont alors les derniers espaces de liberté, les derniers lieux dans lesquels une vie simple et digne peut s'accomplir loin de la macération des hommes et de leurs turpitudes politiques et sociales. La cabane du père Jude est trop loin des villes et de ses maisons agglomérées, elle ne souffre pas du cadastre de l'arpenteur et du cordeau de l'ingénieur des Ponts et Chaussées. On croit voir, en vrai, le pêcheur Justin Buvat — dont nous parle Genevoix au chapitre Mystique de La boîte à pêche — un vieillard maigre, le visage osseux et parcheminé, des yeux d'eau pour l'avoir trop longtemps surveillé. Lui aussi vit dans une cabane appuyée sur une berge de la Loire, de laquelle, lorsqu'il s'endort, il peut entendre les murmures chantonnés par le fleuve et même « les poissons qui sautent à la lune ». Celui-ci semble connaître enfin une certaine félicité, La boîte à pêche ayant été écrite en 1926, huit ans après la fin du premier conflit mondial.


 

« Que dirais-tu, maintenant, d'une heure de pêche au bord de l'eau ?

 Délasse-toi, tu l'as bien gagné 

-Vrai ? dit-il. Oh ! Tu es gentille ... »,

Conversation entre Rémi et Bertille

 (M. Genevoix in Rémi des Rauches).

           

Bertille, la femme de Rémi, paraît avenante sous sa blouse, du moins assez pour avoir été courtisée jusqu'au mariage. Cependant, elle n'en demeure pas moins comptable de ses sentiments, économe en amour comme pingre en argent et reproche à Rémi d'aller à la pêche : « Combien de fois es-tu allé à la pêche ce mois-ci ? Tu n'en sais rien ? Moi, je le sais : tu y es allé dix-sept fois ; et davantage le mois d'avant ; et tous les jours de juin qui ont suivi l'ouverture... » Rémi ne s'étonnera pas lorsque Bertille se montre amène avec lui et se sert de la pêche comme un appât ou un leurre pour l'éloigner de la maison, de ses manigances et de sa tromperie. La pêche aussi peut servir à cela. Rémi ne vit que par la Loire ce qui fait sa naïveté. Il la parcourt avec sa canne à qui il a donné un nom comme les chevaliers à leur épée. Rémi est plus modeste, il pêche le chevesne à la surprise avec sa « Mort-à-pêche » en rodant le long du fleuve caché par les hautes herbes. Il attrape les goujons et débusque des poissons plus gros, assez pour garnir une belle assiette. Le vin de Loire est léger, chantant dans la gorge, il égaye la chair des poissons. Rémi et ses compagnons de pêche le boivent la bouche goulument colée au goulot d'une dame-jeanne : « elle aime bien qu'on lui tire les oreilles, c'est du p'tit lait qui n'a pas de venin ». À cette époque, dans chaque paysan se cachait un pêcheur et parfois même un braconnier prompt à la rapine à la manière d'un Raboliot dont les yeux furètent partout lorsqu'il vide les étangs. Mais Rémi est moins malin et se meurt à la ville où Bertille l'a entrainé et l'a même enfermé. La Loire se meurt aussi avec lui : « Elle était sans mystère aujourd'hui ; bleue simplement, du même bleu léger que le ciel ». Le renoncement est proche et pourtant Rémi comprenant la duperie et la trahison de Bertille retourne à la Loire qui se remet à vivre, à murmurer et à jeter à ses yeux des éclats de couleurs : « Il l'écouta murmurante, froncée de moires fugaces et bleues », « Loire chérie... », disait-il.

 

Ici, il faudrait s'arrêter, faire une pause et respirer longuement, se dire que le temps devrait égrener ses minutes comme un métronome finissant. Il nous faudrait être sur les bords de la Loire, assis sur le talus de la berge, immobile de patience et de contemplation. Se faire vivant dans le roman de Genevoix. Imaginez Rémi, résolu maintenant, se dévêtir et se couler dans l'onde du fleuve « Tout près au bord du remous, l'eau vive tournoyait, clapotante. Il flottait, le poing lié aux rauches, avec l'abandon d'une algue. Il était bien ». À ce moment, Rémi se retrouve, guéri, par le miracle de l'eau vivante de la Loire, « Te voilà donc... Te voilà toujours, Rémi des Rauches ».

 

Après la mort du père Jude, Rémi des Rauches s'en retourne vers son compagnon, son maître, son père avec à la main sa « Mort-à-pêche » et en bandoulière une boîte en châtaignier pleine de chevesnes pêchés et posés sur un lit d'herbes. Il ne reste que la cabane dans laquelle, avec la nuit commençante, il entra. La cabane du père Jude est sienne maintenant scellant ainsi — grâce à la Loire — une fraternité posthume, une fraternité d'hommes, une fraternité de pêcheurs.

 


«  À l'Internationale des pêcheurs à la ligne »,

M. Genevoix

(envoi de La boîte à pêche).

 

Chamane51 le 06/12/2011

Liste des livres commentés: 


Maurice Genevoix, Rémi des Rauches  

Jim Harrison, Gary Snyder, Aristocrates sauvages 

Pierre Perret, Les poissons et moi.  

John Gierach, Même les truites ont du vague à l'âme  

Pierre Affre, La vie rêvée du pêcheur  

Jean-Pierre Comby, Rêves de pêcheur.  

Henry David Thoreau, Walden, préface de Jim Harrison  

Bartolomé Bennassar, Les rivières de ma vie, Mémoires d'un pêcheur de truites  

Cormac McCarthy, La route  

William G. Tapply, Casco Bay / Dark Tiger  

Hervé Jaouen, Histoire d'ombres.  

René Fallet, Les pieds dans l'eau.  

Elisée Reclus, Histoire d'un ruisseau  

Justin Cronin, Quand revient l'été.  

Les Ardennes à fleur d'eau  

Philippe Nicolas, La mouche et le Tao,  

Paulus Hochgatterer, Brève histoire de pêche à la mouche 

Jim Harrison, Un bon jour pour mourir  

Vincent Lalu, La femme truite, Le coup du soir et autres histoires de pêche.  

Ernest Hemingway, La grande rivière au cœur double.  

Henri Bosco, L'enfant et la rivière.  

Philippe Nicolas. L'enchantement de la rivière.  

John Gierach, Le Traité du Zen et de l'art de la pêche à la mouche.  

Paul Torday, Partie de pêche au Yémen.  

John D. Voelker, Testament d'un pêcheur à la mouche

(Article édité dans Le monde de la truite)

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