Henry David Thoreau, Walden, préface de Jim Harrison

Henry David Thoreau, Walden, préface de Jim Harrison, traduction de

Brice Matthie
ussent, Coll. Attitudes, Ed. Le mot et le reste, 2010

 Henry David Thoreau, auteur américain du milieu du XIXe siècle, revêt aux Etats-Unis une importance indéniable. Plus connu pour son Essai sur la Désobéissance civile qui inspira Gandhi, Nelson Mandela, Martin Luther King et tout le mouvement des luttes d'émancipation non-violentes. Cependant, pour qui aime la nature, les grands espaces, les forêts, les rivières et les lacs, Thoreau est alors un père fondateur mais qu'on a peine à classer. A la fois poète, naturaliste, explorateur, philosophe, il s'inspire des observations effectuées au cours de longues marches dans les bois, le long des rivières et de la vie qu'il mena en ermite au bord du lac de Walden. Ses écrits prennent alors une dimension qui saisit l'imagination par une parfaite qualité descriptive et par le sentiment que la nature déploie en toute saison une esthétique qui se dévoile à l'observateur attentif et amoureux. Thoreau ne néglige rien des détails, il aime le ciel, les arbres, les mousses, le ruisseau et la rivière, la flaque d'eau et le lac et tous leurs animaux. La nature chez Thoreau rend meilleur, plus sensible, plus sage, elle est une école non pas dans ce quelle peut avoir de rigueur et de discipline mais de libération et d'accomplissement de soi. Walden c'est cela, un bois, un lac surtout et Thoreau y vivra pendant deux ans quasiment en ermite, modeste et enthousiaste, possédé par le lieu, éloigné de la ville et de son croupissement humain.

 

«  Ne serait-ce pas délicieux de rester plongé jusqu'au cou dans un étang solitaire tout un jour d'été,

embaumé par les fleurs de myrica et de l'airelle ... »

 Henry David Thoreau, Journal

(Notes pour juin 1840).

 

C'est par les eaux vives que Thoreau commence. Avec son frère, il descend en canoë les rivières Concord et Merrimack. Thoreau prend des notes chaque jour pendant le bivouac ou lorsque la pause offre assez de temps pour explorer et observer. En 1849, il publie A week on the Concord and Merrimack rivers. Il est vraiment dommage que ce livre ne soit pas encore traduit en français car la description de la rivière y est comme un long poème fluide, naturaliste, presque romantique parfois, au fil de l'eau et au fil du temps. Thoreau, en effet, au rythme long du canotage fait s'étirer les paysages, puis condense d'un seul coup le temps par une observation précise, une anecdote, un phénomène naturel sur lequel il s'attarde. Le déroulé de la rivière modifie l'espace temps et l'on se croit en des temps archaïques sinon bibliques et parfois le coup d'œil furtif d'une truite révèle au monde la présence des explorateurs comme lorsqu'ils parviennent aux vestiges d'un vieux moulin rongé par les lierres « ... les truites nous observant d'un œil furtif dans l'ancien chenal effondré. Et nous imaginions là, quels avaient pu être les rêves et les espoirs du premier colon. » (A week on the Concord and Merrimack rivers). Pour autant, la longue divagation au gré du courant à la force de la pagaie ne fait pas de Thoreau un être extérieur à la nature contemplée. Il s'identifie à elle, complètement, pas seulement par des analyses si précises, si microscopiques que l'on pourrait croire par une sorte de chute vertigineuse que nous pouvons tomber en ce monde-là. Thoreau se nourrit de cette nature et fusionne avec elle par ses eaux, et son être tout entier se change en fluide : «  Au ruisseau près duquel je m'arrêtai pour boire...je n'ai pas bu en vain. J'ai bu une fleur de sagittaire. Elle venait du lieu où toutes les sources jaillissent » (Journal, août 1851).

 

C'est au lac de Walden cependant que Thoreau donne les descriptions les plus évocatrices des eaux dormantes. Il note comment la vie semble se gonfler à la belle saison puis se figer quand l'hiver arrive. Le lac devient une  longue respiration saisonnière infinie, un endroit oublié qui semble être une Atlantide d'eau douce, sorte de microcosme à l'échelle de l'univers. Thoreau respire avec Walden, ses eaux, sa végétation et ses animaux, en totale concordance. C'est peut-être avec Thoreau que la mystique des eaux vives et des eaux dormantes est révélée aux contemplateurs des rivières et des lacs que nous sommes. C'est avec lui que l'on peut s'initier au premier sens du mot et découvrir la vérité : « Un lac c'est l'œil de la terre, en y plongeant son regard, l'homme qui le contemple mesure la profondeur de sa propre nature ». Plus loin, il ajoute : « Sur une eau aussi transparente et apparemment sans fond, parmi les reflets des nuages, je croyais flotter à travers les airs tel un ballon, et ces poissons qui nageaient me firent l'impression de voler et de planer comme un groupe compact d'oiseaux qui seraient passés juste au-dessous de moi... leurs nageoires telles des voiles déployées tout autour d'eux ». Walden, lieu mythologique et mystique par lequel l'homme, s'il apprend assez de lui, peut se réaliser lui-même.

 

«  Je pris par ailleurs une rare succession de poissons d'or, d'argent et de cuivre brillants, qui évoquaient en chapelet des bijoux »

Henry David Thoreau, Walden.

 


La fascination que Thoreau entretient avec le monde aquatique l'amène aux poissons. Thoreau les connaît tous par leur nom latin, vernaculaire, autochtone. Il les voit, les devine et les observe avec une attention magnétisée par le scintillement, les éclats de lumières souvent colorées, par les pigments rares que peuvent posséder les écailles quand elles sont encore irriguées par le sang. Il aime le petit peuple des écailles : « Les soirs de chaleur, assis dans le bateau, je jouais souvent de la flute et voyais les perches, que j'avais semble-t-il charmées, nager doucement autour de moi, et la lune suivre sa course au dessus du fond cannelé et jonché des épaves de la forêt » écrit-il dans Walden. De tous les poissons, Thoreau préfère la perche, non pas pour la qualité de sa chair mais pour sa beauté qu'il trouve bien plus complète et chamarrée que la truite ou d'autres poissons. Il évoque cela dans Walden, mais c'est surtout dans son Journal (notes prises pour janvier 1853) qu'il dresse un éloge que l'on aimerait entendre comme une déclaration d'amour. La citation paraîtra longue mais je n'ai jamais lu de texte aussi beau sur ce poisson :

 

«  Les perches de Walden ! Chaque fois que je vois, sur la glace ou dans le trou que les pêcheurs y creusent, ces poissons fabuleux, je demeure stupéfait de leur rare beauté : ils sont si étrangers à nos rues et à nos lois ; aussi beaux que des fleurs et des joyaux, couleur d'or et d'émeraude - d'une transcendante et éblouissante beauté qui les place bien loin de la cadavéreuses morue ou du haddock, vieux d'au moins un jour, qu'on nous met sous les yeux. Ils sont aussi étrangers à Concord que l'Arabie, comme si s'étaient rejointes les deux extrémités de la terre. Ni verts comme les pins, ni gris comme les pierres, ni bleus comme le ciel, ils présentent à mes yeux de plus rares couleurs, comme celles des pierres précieuses. Il est surprenant que ces poissons soient pêchés par ici. Ils ont quelque chose de tropical. Dans ce puits profond et spacieux, loin des équipages bruyants, des calèches et des traîneaux aux sonnettes tintinnabulantes qui passent sur la route de Walden, nagent ces grands poissons d'or et d'émeraude. Ce sont de vraies topazes et vous essayez d'imaginer de quel lieu ils peuvent venir.

Perles de Walden, un peu de l'eau de Walden animalisée ! Sur aucun marché, je n'ai vu ces poissons. En quelques soubresauts convulsifs, ils rendent leur âme mouillée. »

 

L'Ermite – Eh bien alors, partons !  

Irons-nous sur la rivière Concord ?

On y pêche bien, si l'eau n'est pas trop haute. »

Henry David Thoreau, Walden.

 

 

Winslow Homer, The Adirondack Guide, 1894

Thoreau pêche dans les eaux de Walden et des rivières alentours. Il y prend du poisson, mais il semble le faire à regret. Soustraire à la nature des être aussi utiles à son mécanisme et à sa beauté le rebute de plus en plus. Thoreau n'aime pas l'agonie des poissons, «  Si j'ai pêché, c'est par la même nécessité que les premiers pêcheurs » dit-il dans Walden.  La pêche pour lui n'est pas élevée au rang d'art comme un Izaac Walton a pu le faire et que l'auteur connaît. Non, la pêche est peut-être plus que cela, plus qu'une activité technique portée à la perfection de la ruse, de l'imitation et du geste. La pêche est une mise en relation avec la nature dans sa verticalité. Dans Walden, il écrit : « ... il me semblait que j'aurais pu lancer ma ligne en l'air aussi bien que vers le bas dans cet élément à peine plus dense. Ainsi attrapai-je deux poissons, pour ainsi dire, avec un seul hameçon. » Le pêcheur, debout dans sa barque ou milieu de la rivière, révèle une présence qui l'ancre dans le monde et fait de lui un axe relié à un en-deçà et à un au-delà. Le pêcheur – bien plus que tout autre –  fait se lien dans la nature et au même titre que les poissons, il le réalise.

 

La pêche est aussi pour l'auteur l'occasion d'un retour presque mythologique dans les temps plus anciens. Il aime évoquer ce rapport à un temps qui n'aurait que peu changé au bord de l'eau. Il l'écrit dans A week on the Concord and Merrimack rivers lorsqu'il évoque un vieux pêcheur à l'allure chenue et à la peau tannée entrer dans une cabane couverte par la frondaison des arbres loin de toute civilisation avec à la main un chapelet de poissons. C'est pour l'auteur une apparition et une révélation : « Je crois que nul autre que moi ne le voyait ou ne se souvient de lui, car il mourut peu après ... Pêcher pour lui n'était pas une sorte de sport ou juste un moyen de se nourrir. C'était plutôt un genre de couronnement majestueux, à l'écart du monde, à l'image des anciens lisant leur Bible. » Le pêcheur serait donc cet homme, celui de ce temps très ancien parce qu'éloigné des turpitudes du monde comme il va, cahotant et incertain. Le pêcheur serait de ce temps où Dieu parlait encore aux hommes car les hommes étaient dans toute leur simplicité, à l'image de la nature. Le jardin d'Eden entraperçu par Thoreau dans la fulgurance d'une vision est là, au bord de l'eau, et le pêcheur dans toute sa simplicité de vie révèle ce qu'est le meilleur des mondes en ce monde.

 

Henry David Thoreau laissera avec ses écrits magnifiques une postérité littéraire sinon politique. En France, un Maurice Genevoix fut fortement marqué par ces lectures, et les bords de Loire valent bien Walden. En Amérique du Nord bien entendu, l'influence de Thoreau est présente et irrigue encore tout un courant littéraire d'Ernest Hemingway en passant par Jim Harrisson et tout le courant Nature Writing. Je pense en particulier à Kathleen Dean Moore avec Riverwalking, Reflections on moving Water ou encore à Barry Lopez avec Le chant de la rivière (River notes) en ce qui concerne les eaux vives.

 

Au commencement, il y avait donc Henry D. Thoreau, les rivières Merrimack et Concord, et Walden.

Chamane51 le 11/06/2011

 Liste des livres commentés: 

Henry David Thoreau, Walden, préface de Jim Harrison  

Bartolomé Bennassar, Les rivières de ma vie, Mémoires d'un pêcheur de truites  

Cormac McCarthy, La route  

William G. Tapply, Casco Bay / Dark Tiger  

Hervé Jaouen, Histoire d'ombres.  

René Fallet, Les pieds dans l'eau.  

Elisée Reclus, Histoire d'un ruisseau  

Justin Cronin, Quand revient l'été.  

Les Ardennes à fleur d'eau  

Philippe Nicolas, La mouche et le Tao,  

Paulus Hochgatterer, Brève histoire de pêche à la mouche 

Jim Harrison, Un bon jour pour mourir  

Vincent Lalu, La femme truite, Le coup du soir et autres histoires de pêche.  

Ernest Hemingway, La grande rivière au cœur double.  

Henri Bosco, L'enfant et la rivière.  

Philippe Nicolas. L'enchantement de la rivière.  

John Gierach, Le Traité du Zen et de l'art de la pêche à la mouche.  

Paul Torday, Partie de pêche au Yémen.  

John D. Voelker, Testament d'un pêcheur à la mouche

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