Jim Harrison, Un bon jour pour mourir
Jim Harrison, Un bon jour pour mourir (1973), Robert Laffont
(Coll. 10/18) 1985
L'ouvrage n'est pas récent, mais le roman de Jim Harrison mérite bien un article tant il nous entraîne avec ses héros dans un périple déjanté dans lequel la pêche à la mouche n'est pas qu'un prétexte. L'auteur campe une Amérique fatiguée de sa guerre du Vietnam. Une génération de jeunes Américains a perdu ses rêves dans cette sale guerre, leurs illusions se sont envolées, il ne reste plus que l'amertume et un certain nihilisme.
Pourtant,
il y a la pêche à la mouche. Elle est posée dans le roman comme une nécessité
vitale, une thérapie, c'est une source d'eau fraîche dans la traversée du
désert. Jim Harrison peint alors une aventure tragique à travers les grandioses
paysages des États-Unis. Tim, c'est l'ancien du Vietnam, brutalisé par la
guerre, une cicatrice aux couleurs changeantes selon les humeurs cercle son
cou. Il écoute « Get Il while you can » de Janis Joplin, et entretient une
relation distordue avec Sylvia qui semble croire à l'amour de Tim avec une
sorte d'altruisme et de commisération naïve qui la consume petit à petit. Reste
le narrateur, sans nom et sans travail, qui délaisse sa femme et sa fille et
n'entreprend rien qui ne puisse durer dans le temps et les sentiments. Triste
trio et pourtant porté par l'action, porté aussi par des quantités prodigieuses
de bières, de cannabis, d'alcools divers et de drogues de toute sorte.
«Un barrage est diabolique, il humilie la nature »
John Mc Phee,
Rencontre avec l'Archidruide
De
l'eau, les héros de Jim Harrison n'en boivent pas beaucoup et pourtant c'est
pour elle et les truites qu'ils se mettent en route dans une Dodge déglinguée,
à toute allure, s'en trop savoir, s'en trop prévoir. Direction Colorado, Grand
Canyon. Il faut faire sauter le barrage ! Rien que ça ! Certes la décision est
prise entre deux cuites mais l'alcool finit toujours par s'évaporer... Jim
Harrison n'aime pas les barrages, ils engloutissent les merveilles de la nature
pour satisfaire la cupidité de promoteurs, d'agents plus ou moins immobiliers,
d'entreprises dont le but est de creuser des trous en faisant de l'argent pour
mieux les remplir, en faisant toujours de l'argent. Bref, le barrage c'est une
cicatrice de béton posée sur la nature, tailladant les rivières et empêchant
les truites de remonter vers l'amont. Ils symbolisent les scarifications
destructrices qu'une société industrielle impose à la nature. En ce sens,
l'auteur ajoute la geste de ses héros dynamiteurs à celle de son ami Edward
Abbey, farouche et même violent défenseur écologiste américain dans The monkey wrench gang (Le
gang de la clef à molette, ou Le gang des saboteurs, 1975). John Mc Phee dans Rencontre avec l'Archidruide (1971), traduit ce sentiment d'exaspération face à la
domestication des eaux vives par les barrages avec la belle formule de David
Brower (fondateur du Sierra club) : « Faut-il aussi submerger la Chapelle
Sixtine pour permettre aux touristes de s'approcher du plafond » ?
L'auteur
n'aime pas les eaux dormantes, il préfère les eaux vives (« les lacs et les
eaux stagnantes m'ennuyaient profondément »). Jim Harrison leur porte une sorte
de culte, un enchantement nourricier et poétique. Lorsque Sylvia se baigne dans
la rivière, il la voit nageant sous l'eau, naïade aux jambes enluminées de miroitements,
le ventre étincelant de gouttelettes « comme des petits miroirs dans la lumière
du soleil ». Dans Théorie et pratique des
rivières (1985), il chante la rivière dans
un long poème qui sonne comme une transe verbale et physique à la fois. Il
dessine des visions chamaniques, il voit le monde à travers la peau de l'eau
réfractant la réalité comme une nouvelle cornée posée sur l'œil :
« Les rivières de ma vie :
moires mouvantes de lumière
ancré au-dessus du train de
bois
la nuit je vois la lune
en transparence au-dessus de
l'eau
comme du lait éclaté... »
Depuis
l'enfance, Jim Harrison est aveugle de l'œil gauche et chez certaines tribus
indiennes il est dit que cette disposition offre la particularité magique de
voir sous l'eau. Une disposition que l'auteur développe un peu plus loin de
manière onirique avec l'eau des rêves, qui fait de la vie rêvée pendant le
sommeil un enchantement fluide qui au réveil paraît fugace et trop rapide. Les
rivières et Jim Harrison sont peut-être frères et sœurs de sang. Ils sont
redevables l'un envers l'autre de l'inspiration qu'aucun barrage ne peut
scinder, fractionner, partager. Ils se doivent la vie, c'est certain !
« La terre est ronde et chaque jour saigne dans le suivant »
Jim Harrison (Off to the side, a memoir, 2002)
La
fluidité des eaux doit être celle de la vie. Les rivières résument la vie par
leur devenir pérenne, leur impermanence continuelle comme un sablier sans fond
qui s'écoule sans fin. Jim Harrison donne une image du temps et de la vie
accrochés l'un à l'autre, l'un dans l'autre. Au milieu, il y a les pêcheurs
notamment à la mouche. Dans ses mémoires, il indique que le pêcheur n'est pas,
ne devrait pas être un homme de son temps, un contemporain moderne et
dominateur sûr de son savoir, de sa technologie. Le pêcheur de Jim Harrison est
celui qui se meut dans l'intimité des forêts, des rivières, parce qu'il
participe à la même symphonie naturelle sans rien orchestrer, car il est de ce
même tissu vivant « si bien que je suis à la fois de nouveau jeune et âgé de
soixante-dix mille ans ». Alors Tim, Sylvia et le narrateur sans nom d'Un bon jour pour mourir pêchent la truite à la mouche. C'est une question de
survie, pour échapper à la dépression. Le narrateur se souvient de ses parties
de pêche dans le Madison, le Fraser, la Henry's Fork, dans les criques du lac
Hegben. La pêche, mieux que l'alcool, mieux que le valium, mieux que
l'attirance sexuelle que Sylvia inspire, sert de tabula rasa à l'existence. Et pourtant, elle souligne la vanité de la
volonté humaine dès que le narrateur sans nom est repris par les contingences
existentielles (l'échec de son magasin de pêche par exemple). Le pouvoir
thérapeutique de la pêche à la mouche n'agit que dans la proximité des
rivières. Il faut donc les garder vivantes se disent d'instinct Tim et le
narrateur sans nom. C'est penché sur les reflets de la rivière que le narrateur
sans nom voit le reflet fantomatique du chef indien Nez-Percé Looking Glass,
son visage se substitue au sien et il peut croire un bref instant que la
Nature, cette grande mère primordiale, généreuse et dispendieuse de bienfaits
est assez belle pour que l'on puisse mourir pour elle. « Un beau jour pour
mourir » dit le chef indien avant l'arrivée des soldats et du massacre un
siècle plus tôt. Ce sont les cercles provoqués par le gobage de quelques
truites qui dispersèrent le mirage comme sur des morceaux de glace brisée. Le
narrateur sans nom prend soudain conscience que faire sauter un barrage exige
du courage et de la ténacité. Il prend peur « Sabotage ! Le mot faisait se
dresser les poils de ma nuque et me donnait des frissons ». Il relâche sa
dernière truite et décide de rentrer au motel.
Jim
Harrison trace avec Un bon jour pour mourir une odyssée américaine, un road movie
passionnant mais aussi une déshérence tragique au fil de l'eau d'un trio qui
finalement trouve son barrage sous un déluge de pluie. Les truites sont là et
ne s'émeuvent jamais de ce que les hommes font. Elles se donnent au pêcheur à
la mouche parce que lui aussi participe de la Nature et de son cycle. En ce
sens, Jim Harrison indique que l'homme est véritablement lui-même lorsqu'il est
au bord d'une rivière avec sa canne, ses mouches et les poissons.
Chamane 51 le 08/04/10
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